*Christophe Euzet, Maître de Conférences en droit public à l’Université de Perpignan, ancien député Agir Ensemble

 

 

Il suffit d’allumer une radio quelconque, de jeter un œil sur un journal télévisé, de crawler sur un réseau social… Chacun aura bien compris que la représentation nationale (l’Assemblée nationale et le Sénat) « négocie » actuellement, dans le cadre de la procédure budgétaire du pays

Il est vrai que, comme pour toute institution, il faut bien un budget à la France et il faut tout autant prévoir le financement de la sécurité sociale (on parle du projet de loi de finance pour l’Etat (PLF) et du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), qui est examiné à part). Les deux textes doivent nécessairement anticiper combien d’argent rentrera dans les caisses (quels seront les impôts, en somme), mais aussi déterminer comment seront déployés les montants perçus, c’est-à-dire sur quoi seront orientés les efforts financiers du pays et de la sécu (l’école, la justice, la sécurité, les prisons, les allocations, les retraites etc…). Cela peut apparaitre technique, mais c’est bien une épreuve hautement politique, puisque l’adoption des deux textes est le moment où l’on décide pour l’année entière des orientations du pays dans tous les domaines. En principe, cela pose peu de difficultés : la majorité issue des urnes décide des orientations en question. C’est le principe de la démocratie.

Une difficulté assez inédite se pose à nous aujourd’hui : il n’y a pas de majorité à l’Assemblée nationale depuis juillet 2024. La formalité devient dès lors un casse-tête institutionnel… et son issue de plus en plus incertaine quand les différentes chapelles politiques se refusent à toute forme de compromis.

Quand la représentation nationale hésite ou rechigne à s’accorder, le chef du gouvernement peut en principe utiliser l’article 49-3 de la constitution qui lui permet de faire passer son texte « en force », comme on a l’habitude de le dire (Ce n’est pas tout à fait vrai. Dans ce cas, le gouvernement pose plutôt un ultimatum à l’Assemblée : « vous acceptez mon texte ou vous me mettez dehors ! mais en me mettant dehors, vous prenez le risque de la dissolution ! ».

Libre aux députés, donc, de relever le défi. Mais il est vrai que ceux qui votent la censure et renversent le gouvernement prennent le risque de perdre leur siège. Ils le vivent donc, naturellement, comme une sorte de chantage institutionnel). Le Premier ministre, Sébastien Lecornu, s’est ainsi engagé à ne pas en faire usage, invitant par-là même les députés à rechercher des points de consensus.

Problème : depuis lors, dans sa partie recettes, le PLF a été presque unanimement rejeté la semaine dernière en hémicycle après avoir été, déjà, rejeté en commission par l’assemblée nationale. C’est le texte initial du gouvernement qui est désormais au Sénat, d’où il reviendra fortement amendé par les sénateurs, majoritairement LR (à l’Assemblée, pendant ce temps, le rejet des recettes ne permet pas l’examen des dépenses).

En résumé, pour l’instant, rien, absolument rien ne s’est encore passé. Nous sommes au point zéro de la procédure. Pour ce qui est du PLFSS (la sécu), la partie recettes a été adoptée par l’Assemblée Nationale (AN), très amendée, l’examen de la partie dépenses n’a pas été achevé et le tout a donc été transmis au Sénat, où l’examen en cours consistera à détricoter méticuleusement ce qu’a péniblement et partiellement adopté l’AN. On a donc mis la pointe d’un pied sur la première marche de l’échelle. En tout état de cause, rien n’est fait là non plus.

En principe, lorsque les deux Assemblées expriment des points de vue divergents, ce qui est assez fréquent, on réunit à la fin des discussions et des votes des deux chambres ce que l’on appelle une Commission mixte paritaire, composée de sept députés et de sept sénateurs, dont le but est d’essayer de trouver un accord entre les deux (avec plus ou moins de succès selon l’étendue des divergences). Un accord sera pourtant quasiment impossible concernant le budget, dans la mesure où l’Assemblée n’a aucune position établie, donc aucune position à défendre pour négocier avec les sénateurs : elle a globalement tout rejeté jusqu’ici.

Ironie de notre Constitution, c’est bien à elle que reviendra néanmoins le dernier mot : ce sont les députés qui pourront trancher, à la fin, et surmonter ainsi les désaccords avec les sénateurs en imposant leur dernière lecture, c’est-à-dire leur arbitrage ultime. Mais, on l’aura compris : justement, il n’y a pas de majorité à l’Assemblée.

L’éventail des issues positives se réduit, dès lors, vertigineusement. Puisque le Premier Ministre a décidé de ne pas utiliser l’article 49-3, il ne reste pour ainsi dire que deux flèches à son arc. Il s’agit d’abord de la fameuse « loi spéciale », qui permet d’éviter l’arrêt total de l’Etat. La France serait alors dotée d’un PLF et autoriserait les recettes du PLFSS indispensables (les emprunts de l’URSAFF caisse nationale). Encore faut-il, bien sûr, que celle-ci soit votée : mais on peut raisonnablement penser que nul n’aurait intérêt à paralyser le paiement des fonctionnaires ou les dépenses permises par les emprunts de la sécurité sociale.

On peut également anticiper, avec cynisme, que les parlementaires ne bloqueraient pas le moyen par lequel ils obtiennent leur indemnité de mandat. Il reste que le contenu des mesures en question ne satisferait a priori personne.

La deuxième flèche serait celle des ordonnances prises par le gouvernement, prévues à l’article 47-1 de la Constitution : elles sont possibles lorsque le Parlement ne s’est pas prononcé dans les délais impartis (elle seraient donc utilisables si les deux chambres ne parvenaient pas à arriver jusqu’au vote dans leur examen des textes, un peu avant Noël).

Dans ces deux cas, la France poursuivrait son fonctionnement sans que la moindre formation politique n’ait donné caution à une quelconque politique budgétaire. Le dépôt d’une motion de censure par des députés mécontents (49-2) ne serait certainement plus qu’une question de jours.

Il n’y aura pas de shutdown à l’américaine, donc, car il est tout simplement inimaginable dans la culture politique française. Néanmoins, on voit mal aujourd’hui comment le budget pourrait être voté par une majorité de députés dans le cadre de la procédure « normale ». Et l’utilisation de l’une ou l’autre des deux flèches évoquées plus haut provoquerait un retour immédiat sur la scène publique des questions qui agitent en réalité toutes les chapelles politiques de l’hémicycle et qui guident en profondeur leur stratégie depuis début octobre : celle de la censure, celle de la dissolution, voire de la démission du Chef de l’Etat. On sait que LFI demande la démission du Président de la République. Que le RN appelle à la dissolution en vue d’élections anticipées. Que d’autres voudraient la censure, pour sortir de l’impasse. Que certains, enfin, s’y soumettraient sans vraiment la vouloir. Bref, que tout ne tient qu’à un fil.

Au terme de trois mois d’hystérie parlementaire, qui donnent le spectacle d’une représentation nationale complètement déconnectée des réalités du pays, les députés auront donc, à la veille de Noël, à défaut de s’être accordés sur un plus petit dénominateur commun, la main sur le détonateur de la censure, avec le risque de provoquer une réaction en chaine : bien loin de la France et des intérêts des français, ce seront alors les agendas respectifs des uns et des autres (encore), eux-mêmes déterminés par les variations des sondages (encore et toujours), qui fixeront le moment de la mise à feu et l’intensité de la détonation.

L’hiver sera chaud.