(Vu sur la Toile)
« On court à la catastrophe » : en Corse, l’été noir du tourisme
(Article de Par Julian Mattei, correspondant à Bastia (Haute-Corse). • Rédaction hebdomadaire Le Point)
Journal Le Point.- Dans les ruelles de Zonza (Corse-du-Sud), charmant village de l’Alta Rocca, massif qui s’étend au pied des aiguilles de Bavella, cette restauratrice n’en croit pas ses yeux. En cette mi-août, la moitié de sa terrasse est vide. « On dirait que la haute saison n’a pas commencé, s’inquiète cette commerçante, quinze ans d’activité au compteur. On se croirait au mois de juin. »
L’affluence est, certes, plus importante qu’au printemps dans ce site touristique bien connu pour ses piscines naturelles et ses sentiers de randonnée au c?ur du parc naturel régional. Mais, comme dans le reste de l’île, la fréquentation accuse une nette perte de vitesse. Les chiffres de la chambre de commerce et d’industrie de Corse en disent suffisamment sur cette désaffection : moins 10 % de passagers dans les aéroports corses en juillet, par rapport à 2023. Côté maritime, la chute est contenue et s’établit à moins de 2 %. Reste que la tendance confirme la baisse déjà enregistrée l’été précédent : un recul de 8,1 % par rapport à 2022, selon l’Insee. « On court à la catastrophe, s’alarme Francis Berfini, hôtelier à Poggio-Mezzana (Haute-Corse), qui assure avoir perdu un gros tiers de sa fréquentation. Nous ne sommes plus une région attractive par rapport à d’autres territoires en Méditerranée. »
En Corse, la saison touristique menacée par les prix des transports
Les professionnels du tourisme pointent une nouvelle fois le coût des transports comme une des premières causes de cette baisse d’affluence dans une activité grandement tributaire des tarifs appliqués par les compagnies aériennes et maritimes. Ce que les touristes eux-mêmes n’hésitent pas à confirmer, plutôt amers : « Nous avons payé 1 350 euros de billets d’avion à trois, dont un enfant, pour un aller-retour Paris-Bastia, explique Charlène, une mère de famille originaire de la capitale. Ce n’était pas aussi cher lorsque nous étions venus en Corse en 2019. C’est un budget conséquent, qui n’est pas forcément à la portée de tous. »
Le pilier de l’économie corse
Il faut dire qu’après deux ans d’inflation, le pouvoir d’achat des touristes n’est plus ce qu’il était. En Corse, où le coût de la vie est 7 % plus cher qu’en province sur le continent, selon une étude de l’INSEE, les vacanciers semblent d’autant plus enclins à limiter leurs dépenses. « On est très prudents, confient Marie et David, un couple de cadres originaire des Yvelines, venu pour cinq jours de vacances dans la station balnéaire de Saint-Florent (Haute-Corse). Les loisirs et les promenades en mer sont chers, tout comme la plupart des restaurants. On fait attention. »
Selon les professionnels, cette situation s’explique en partie par des coûts d’exploitation élevés en raison de l’insularité. Ils seraient, selon les secteurs d’activité, supérieurs de 14 à 25 % à la moyenne nationale, selon une enquête du cabinet Goodwill-Management, sollicitée par la chambre de commerce et d’industrie de Corse.
Les contraintes de « sobriété » parasitent la saison touristique
Ce phénomène ne suffirait toutefois pas, selon les acteurs du tourisme, à expliquer à lui seul la méforme de ce secteur économique qui pèse lourd dans l’île : plus de 9 000 entreprises recensées comme « touristiques » et pas moins de 39 % du PIB selon l’INSEE, contre 7,5 % pour l’ensemble français.
La hausse jugée « surréaliste » de l’offre para-hôtelière est aussi pointée du doigt : ces milliers de logements, villas ou appartements, regroupés sous l’appellation de « meublés de tourisme », et destinés à la location saisonnière pour une clientèle de passage, qui échappe à l’hébergement classique dans les hôtels, campings et résidences de tourisme.
Depuis 2019, leur nombre a bondi de 48 % pour franchir la barre des 37 500 meublés, soit environ 14 % du parc de logements insulaire, selon une étude réalisée pour les Grandes Maisons Corses, une association qui réunit une vingtaine d’établissements haut de gamme dans l’île.
« Cela va tourner au drame »
–« On assiste à un transfert de l’activité vers ces hébergements non professionnels, tonne César Filippi, hôtelier à Porto-Vecchio (Corse-du-Sud) et président du groupement des hôtelleries et restaurations (GHR) de Corse qui compte quelque trois cents acteurs de l’activité touristique insulaire. Sur les dix derniers jours du mois d’août, nous avons seulement 30 % de chambres réservées dans mon établissement. C’est du jamais-vu en cinquante ans d’exploitation. Cela va tourner au drame. »
Cette figure du tourisme insulaire est d’autant plus inquiète que l’hôtellerie classique continue de voir sa part de marché grignotée par cette activité parallèle et marque le pas. Avec 147 000 lits, elle représente 23 % de capacités en moins que les 181 800 lits déclarés dans les « meublés ».
Fin mai, l’Agence du tourisme de la Corse avait annoncé une expérimentation face aux perspectives moroses de l’été : accorder des promotions allant jusqu’à 30 % sur les billets d’avion des touristes qui optent pour un forfait comprenant le vol et un hébergement. Une offre excluant les locations de type Airbnb pour ne pas favoriser le paracommercialisme.
Les locations saisonnières parasitent la saison touristique
Cette mesure d’urgence, expérimentée par sept offices du tourisme, était censée « convaincre toujours plus de visiteurs de venir en Corse », dixit Marie-Hélène Casanova-Servas, la présidente nationaliste du conseil de surveillance d’Air Corsica. Mais cette promotion de dernière minute ne semble pas encore porter ses fruits au regard de l’affluence dans l’île.
Si les professionnels espèrent encore « sauver les meubles » d’ici à la fin du mois d’août, César Filippi ne semble guère se bercer d’illusions : « Cela va être très difficile, prédit cet hôtelier bien au fait de la situation touristique insulaire. Je ne veux pas noircir le tableau, mais on s’achemine vers des liquidations. Je crois que la rentrée au tribunal de commerce va être terrible. »
(Source : magazine Le Point)