“Nous sommes comme ça, nous, les humains. Il nous en faut du temps pour voir, par-delà le bout du doigt qui s’élève dans le ciel, la lune que celui-ci voulait nous signaler. Nous prenons souvent les choses par le bas. Ainsi, ne traversons-nous pas actuellement une crise de la dette, une crise sociale, une crise institutionnelle et politique, une crise des égos politiques ou une crise internationale. Tout cela, c’est encore le doigt sur lequel nous nous focalisons, sans même apercevoir le trou noir béant qui nous engloutit chaque jour davantage. Pourtant, c’est aussi dans les moments de désordre que surgissent parfois les plus grandes forces de créativité et de renouveau

 

Naïvement, nous croyons encore – ou feignons de croire – qu’une personnalité ou une autre, chacune dans sa petite chapelle idéologique, sauveur messianique qui jusque-là avait bizarrement échappé à la conscience du plus grand nombre, pourrait remédier demain, par la magie d’une élection, à l’ensemble des problèmes que nous traversons. Autant croire à la fée bleue qui exauce les rêves dans Pinocchio. Mais cette illusion nous dit malgré tout quelque chose de précieux : nous continuons à chercher des issues, à espérer des alternatives, à croire que la politique peut encore être un lieu de solutions.

Elle nous fait aussi, hélas, perdre de vue la réalité qui nous renverse, plus profonde, plus fondamentale, plus vertigineuse, tout à la fois mortelle et imperceptible : nous avons en quelques années abandonné nos vies à des écrans, nos préférences à des algorithmes, nos rêves à des intelligences artificielles, nos amours à des sites internet et notre avenir à des responsables politiques que, par définition, nous ne supportons plus parce qu’ils parlent (encore un peu, mais sans plus intéresser personne) de la vraie vie et de ses exigences réelles. Cette bascule, source de vertiges, révèle pourtant une autre vérité : nous n’avons jamais disposé d’autant d’outils pour communiquer, apprendre, inventer. Entre les mains de consciences lucides, ces mêmes instruments qui nous menacent pourraient devenir des leviers de renaissance.

De toute évidence, nous sommes les dernières générations de sapiens sapiens et les pionniers, les premiers passagers de la Grande Matrice qui se met en place avec notre complicité, notre docilité et notre paresse, grâce à notre quête de confort et notre soif de facilité. Mais nous sommes aussi les explorateurs d’un monde inédit, encore incertain, où il nous est encore possible d’orienter nos destinées. Rien n’est écrit : c’est à nous de décider si cette Matrice sera une prison d’illusions ou un espace d’expérimentation et de liberté.

Qui n’a pas perçu ces jeunes regards qui se vident de toute énergie, perdent toute vie, aspirés par des images irréelles qui leur servent, de nuit comme de jour, des paradis artificiels ? Qui n’a pas vu dans la mine déconfite ou enragée de celle-là (ou de celui-ci) le désespoir de ceux qui, inertes et sans plus aucune ressource intellectuelle, ne peuvent même pas comprendre pourquoi les trésors que le monde virtuel leur expose et leur vante inlassablement se refusent obstinément à eux ? Qui n’a pas remarqué ces Chefs d’Etats d’un nouveau genre, septuagénaires et octogénaires botoxés, kétaminés, liposucés, poupées de cire au bronzage artificiel en quête d’immortalité qui, de déclaration en réaction, de provocation en vexations simulées, s’amusent avec la réalité du monde comme leurs petits-enfants jouent avec leur Playstation ? Pourtant, derrière ces excès, une génération nouvelle grandit en dépit de tout, capable d’inventer ses propres codes et de transformer cette immersion numérique en énergie créatrice. Les signes d’épuisement sont réels, mais les germes de vitalité le sont tout autant.

Passé, présent, futur, réalité, mensonge, fiction, réalité alternative… Tout vaut tout. Tout écrase tout. Tout se mélange à tout. La société du présent perd la mémoire et moque l’avenir. Quand bien même la fin du monde adviendrait-elle demain, qu’elle ne serait sans doute rien de plus qu’un nouveau spectacle, qui trouverait ses fans et ses détracteurs, ses followers et ses dénonciateurs virtuels. On signerait des droits pour sa retransmission. On devrait s’abonner pour accéder à sa diffusion. Mais ce désordre n’est pas seulement une menace : il pourrait aussi devenir le terreau d’une mémoire collective plus riche et plus ouverte, si seulement nous savions redonner du sens à ce que nous partageons. L’excès même d’informations peut redevenir une force, dès lors qu’il est ordonné par une volonté commune.

Dans cette vie numérique qui ne connaît plus le temps et ne peut plus dissocier le vrai du faux, nous avons perdu le fil de nos existences. S’en remettre aux fées bleues, aux diseurs de bonne aventure, aux gourous ou aux sorciers à la vue basse pour le retrouver est peine — d’avance — perdue. Pourtant, ce fil n’est pas rompu : il se retisse chaque fois que nous exerçons notre esprit critique, chaque fois que nous choisissons le réel plutôt que l’illusion, chaque fois que nous faisons l’effort d’apprendre et de transmettre. Rien n’interdit que cette vigilance devienne, demain, une culture commune.

Le Grand Renversement en cours, ce n’est rien d’autre que l’extinction à venir de la vie sociale et du cours de l’humanité telles que nous les avons connues. C’est pour cela qu’il nous fait mal et que nous souffrons : c’est un entre-deux mondes. Voilà le cœur de la crise. Les générations qui viennent, celles du monde d’après, n’en sauront plus rien. Ce sera leur monde et leur humanité. Rien n’est donc, ni grave, ni désespérant en soi : le mouvement actuel accouchera d’une espèce nouvelle (probablement augmentée) et de son ordre social propre, assurément. Une espèce libre ou esclave ? éclairée ou soumise ? consciente ou manipulée ? Voilà les seules vraies questions. Et c’est là notre chance : en les posant lucidement aujourd’hui, nous préparerions déjà la possibilité que cette humanité nouvelle choisisse la liberté, la lumière et la conscience. Nous avons donc la charge du témoin.

Au cœur de l’orage, il est toujours prudent de préserver une flammèche. À tout le moins, convient-il de garder en mémoire l’art de faire le feu. Nous sommes sous l’orage de l’obscurantisme. La pensée rationnelle menace de s’éteindre. Il revient à ceux qui gardent leur conscience avec eux de préserver ce qui peut l’être. Pour le moment. Car par-delà le Grand Renversement en cours, des temps nouveaux viendront et il ne saurait y avoir de sursaut collectif que dans le retour en grâce de la Raison.

Dans l’univers des fous, demeurer rationnel n’est certes pas à la mode, mais c’est la seule voie qui offre un avenir à la Liberté, tout en nous donnant le moyen de faire face au présent : en préférant l’incertitude, les imperfections et les aléas du réel, aux mondes enchantés qui n’existent pas. Et c’est justement là que réside notre espoir : dans la conviction que cette flammèche, si petite soit-elle aujourd’hui, pourra rallumer demain un feu capable d’éclairer un monde renaissant”.

 

Christophe Euzet, universitaire