(Vu sur la Toile)

 

Ariane 6: le coup de poignard de l’allemand OHB
(Vincent Lamigeon РR̩daction du magazine Challenges)

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Exclusif, Challenges.- Le constructeur de satellites allemand OHB, actionnaire minoritaire d’Arianespace, fait campagne en coulisses pour que les prochains satellites Galileo soient lancés par des Falcon 9 de SpaceX, plutôt que par Ariane 6. Gros clash en vue ?
C’est un lobbying discret, qui l’est chaque jour un peu moins. Selon nos informations, le groupe industriel allemand OHB s’est engagé dans une opération d’influence pour le moins étonnante. Marco Fuchs, le PDG du groupe privé familial basé à Brême, fait le siège de la Commission européenne pour la convaincre de lancer les prochains satellites Galileo (le GPS européen)… sur des lanceurs Falcon 9 de SpaceX, plutôt que sur la nouvelle fusée européenne Ariane 6. La proposition du groupe allemand est la suivante : Bruxelles achèterait trois lancements de Falcon 9, qui mettraient en orbite deux satellites Galileo chacun à court terme. La Commission s’engagerait ensuite à effectuer d’autres tirs sur RFA One, le mini-lanceur de RFA (Rocket Factory A​ugsburg), filiale d’OHB, à partir de 2024. Interrogé, Arianespace s’est refusé à tout commentaire. Egalement contactés par Challenges, OHB et le CNES n’ont pas répondu.

Pour comprendre l’affaire, un petit retour en arrière est nécessaire. C’est le lanceur russe Soyouz qui devait effectuer les deux prochains lancements de satellites Galileo, respectivement en mars et septembre 2022. Suite aux sanctions européennes liées à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’agence spatiale Roscosmos a retiré toutes ses équipes russes de Kourou, ce qui oblige la Commission européenne, propriétaire de la constellation Galileo, à trouver une solution alternative. Le plan B le plus naturel était un basculement des lancements sur la future Ariane 6, qui doit effectuer son vol inaugural fin 2022 ou début 2023. Le nouveau lanceur lourd européen avait déjà été sélectionné pour trois futurs lancements de satellites Galileo : il suffisait d’ajouter les deux laissés libres par Soyouz. C’est d’ailleurs la proposition d’Arianespace.

 

“OHB, broker de SpaceX”

 

Pourquoi, dès lors, OHB en coulisses soutient-il une solution américaine ? Ce choix est d’autant plus étonnant que le groupe brêmois est à la fois actionnaire d’Arianespace (un peu moins de 10% du capital) et gros partenaire industriel du programme Ariane 6. Sa filiale MT Aerospace, basée à Augsbourg (Bavière), conçoit à peu près 10% du lanceur lourd européen, notamment des éléments du deuxième étage. C’est le deuxième industriel en termes de charge de travail sur Ariane, derrière le franco-allemand ArianeGroup. Voir le groupe allemand pousser une offre basée sur les lanceurs Falcon du grand rival SpaceX ressemble donc à un coup de poignard dans le dos. “OHB se mue en broker de SpaceX auprès de la Commission, fulmine un familier du dossier. Avec des amis comme ça, vous n’avez pas besoin d’ennemi…”.

A bien y regarder, ce n’est pas la première fois qu’OHB prend des libertés avec la solidarité européenne. Le groupe, maître d’œuvre des satellites radars militaires allemands SARah, avait déjà confié, en 2013, le lancement de ces satellites à SpaceX. Le groupe californien doit effectuer les deux lancements de ces satellites espions cette année, depuis la base de l’US Air Force de Vandenberg (Californie).

Depuis deux ans, plusieurs industriels européens se plaignent également du faible empressement de MT Aerospace, filiale d’OHB, à faire sa part d’efforts pour améliorer la compétitivité d’Ariane 6. En mars 2021, le patron de Safran Olivier Andriès, dont le groupe détient 50% du capital d’ArianeGroup (maître d’œuvre d’Ariane 6), poussait un coup de gueule contre des “acteurs” européens du spatial, accusé de ne pas jouer le jeu de l’Europe spatiale. Si OHB n’était pas nommé, c’est bien lui qui était visé, selon nos informations.

 

Le Scud d’Olivier Andriès

 

Que disait Olivier Andriès ? “Aujourd’hui, il y a des acteurs qui s’abritent derrière les clauses de retour géographique (une charge industrielle proportionnelle à l’investissement des Etats, NDLR) pour ne pas jouer le jeu de la solidarité autour d’Ariane 6 et d’Ariane Group, dénonçait-il. C’est un message que l’on passe à l’ESA (Agence spatiale européenne) : c’est bien les retours géographiques, mais il ne faudrait pas que ce soit un prétexte ou un alibi qui permette à certains acteurs de l’écosystème de ne pas participer à l’effort commun. Il y a des velléités centrifuges. Il faut qu’on puisse maintenir globalement le ciment européen autour d’Ariane.”

Reste la grande question. Quel accueil va réserver la Commission européenne à la proposition d’OHB ? Au grand dam de certains industriels européens, le commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton, en charge du spatial, ne semble pas avoir exclu l’option proposée par le groupe allemand, malgré sa volonté affichée de souveraineté spatiale pour l’Europe. “Nous prenons note à ce stade des propositions de l’ensemble des acteurs du spatial européen, assure une source européenne à Challenges. Nous prendrons les décisions qui s’imposent, notamment sur les lancements, en fonction des options disponibles et des exigences programmatiques.”

Ariane 6 pourrait-elle être exclue du schéma ? Ce serait un comble, vu l’investissement consenti par les Etats européens, et le discours récent de l’ESA et de la Commission. Un seul argument pourrait justifier un tel choix : les retards du lanceur lourd européen, dont le tir inaugural était prévu à l’origine mi-2020, et qui a vu son calendrier glisser à plusieurs reprises. Toujours annoncé pour fin 2022, ce premier vol pourrait être reporté à 2023. C’est sur cet argument que joue manifestement OHB pour pousser sa proposition SpaceX-RFA. “Falcon 9 est la seule solution de court terme, malheureusement, explique une source proche du dossier. On n’en serait pas là si le dernier lot d’Ariane 5 n’avait pas été annulé.”

 

Clause de sécurité

 

Pour autant, il n’y a pas d’urgence absolue à lancer les satellites Galileo ces prochains mois. La constellation européenne est déjà fonctionnelle, avec 2,3 milliards d’utilisateurs dans le monde. Les satellites à lancer sont des “spare”, des engins destinés à pallier d’éventuelles indisponibilités de certains satellites déjà lancés. “La décision russe de stopper les lancements Soyouz depuis Kourou n’a aucune conséquence sur la continuité et la qualité des services de Galileo et Copernicus”, souligne d’ailleurs la source européenne citée plus haut. Pourquoi, dès lors, se précipiter dans les bras de SpaceX ?

Un autre facteur rend la proposition d’OHB difficilement envisageable. La réglementation européenne prévoit une clause dite de sécurité, qui impose de lancer les satellites Galileo depuis le territoire d’un Etat européen. Pour pouvoir lancer des Etats-Unis avec SpaceX il faudrait changer cette réglementation. Pas vraiment dans l’air du temps, au moment où l’Europe, en plein traumatisme russo-ukrainien, cherche à reconquérir sa souveraineté sur des secteurs stratégiques. “Imagine-t-on des satellites GPS américains lancés de Kourou ?”, s’énerve un observateur du spatial. Dans l’espace aussi, la souveraineté n’a rien d’un fleuve tranquille.