Sous le signe de Jerez de la Frontera, la ville du vin « fino », des chevaux de race et du flamenco « puro », La Reja Flamenca vient de clôturer son sixième festival (il s’est déroulé du 19 au 24 août 2013). L’Hôtel des Vignes, siège du festival, la salle des Dômes, les allées Joffre et même la place de l’ancienne mairie résonnent encore du « soniquete », ce swing propre aux flamencos de là-bas, et pour longtemps; parce que si les murs ont des oreilles, ils ont sûrement aussi un cÅ“ur et ceux de Rivesaltes vont battre désormais au tempo de la « Bulería » de Santiago ou de la Plazuela, les quartiers emblématiques de Jerez.

Le flamenco comme mode de vie

Avant dernière semaine d’août : Rivesaltes voit sa population subitement augmentée de filles aux jupes à volants, de garçons portant guitares, de tous âges et de toute provenance préférant aux plaisirs des plages proches les réunions impromptues sur les terrasses des cafés, parlant un langage fait de mots étranges comme « remate », « rasgueo », « medio compas », frappant des mains, tapant du pied, se brulant les doigts aux cordes nylon ou s’arrachant la gorge… ou tout à la fois, porque no ? On les appelle communément « les stagiaires ». Eux préfèrent « aficionados » et ils sont l’âme du festival, ceux pour qui et par qui se cimente la grande fête, le grand partage et que se perpétue la transmission. Maître mot : « transmitir » ! Ce n’est pas uniquement passer le flambeau, c’est aussi et surtout pour les flamencos toucher le cÅ“ur de l’autre, lui transfuser ses propres émotions.

A Rivesaltes, les stages sont essentiels en ce sens : danse, guitare, chant, percussion y compris photo (Jean- Louis Duzert quand même !) et dessin (Señor Don Miguel Alcala !), mais aussi les moments communs autour des expositions, de la fête populaire sur les allées, des soirées peña jusqu’à l’aube, sans oublier le récital de chant « sota la platana ». Un défi qui s’avère chaque année plus réussi.

Cependant les points d’orgue du festival sont constitués par les spectacles aux Dômes où l’on peut voir à l’Å“uvre les artistes qui ont assuré les cours toute la semaine.

Tradition et modernité.

Cette année, c’est Macarena Ramirez qui a ouvert le feu dès le jeudi. La jolie jeune fille de vingt ans professeur consciencieuse le jour, au look d’ado branché la nuit, s’est transformée sur scène en « bailaora prodigiosa ». Comment dire… Macarena, elle explose ! C’est une torera dans la Farruca, un feu follet dans l’Alegría, un volcan dans la Soleá ! C’est frais, c’est jeune, c’est traversé par les courants actuels et à la fois respectueux de la tradition, c’est l’avenir du flamenco, et comme c’est bon de la voir danser !

Le lendemain, Andrès Peña emplissait la scène de son charisme, « seulement » accompagné de David Carpio et El Londro au chant et de Jesus Guerrero à la guitare, excusez du peu. En coin de scène, un simple perroquet avec des accessoires vestimentaires permettait de scénographier les sorties du danseur. Si une présence féminine a pu être regrettée par certains, la danse de Peña alliant puissance et finesse, le jeu brillant de Guerrero ont ravi ceux qui aiment le flamenco sobre mais festif, profond mais sensible, où la danse laisse un espace suffisant au chant de manière à ce que chacun soit au service de l’autre. Mention spéciale à Miguel El Londro pour son magnifique « Pregón », style peu souvent entendu.

Le souffle du duende.

En clôture samedi était très attendu le spectacle « Esencia » de María del Mar Moreno et de sa compagnie Jerez Puro. La semaine durant, María par sa vitalité débordante et l’amour de son art a porté à bout de bras trois groupes de stagiaires dans des styles très difficiles comme Seguiriya, Soleá et Bulerías. Tous en sont sortis plus forts, plus sereins, accompagnés, nourris, touchés par la générosité de cette artiste exceptionnelle. Aussi l’émotion était-elle palpable dès le début du spectacle.

Un tonneau trône au centre de la scène, rappel de l’origine laborieuse du peuple de Jerez, support de percussion et lieu d’échange. Elle arrive dans le silence et commence par chanter et porte par sa voix toutes les peines « las fatigas » des femmes, universelles. Antonio de la Malena répond depuis le public. Il s’avance. C’est la mémoire vive du chant de Jerez et de sa région, un maestro humble, discret mais essentiel pour le Cante. Puis les autres arrivent mains nues. Santiago Moreno et Antonio Malena fils ont laissé leurs guitares en coulisses, Alex de la Gitaneria n’a pas besoin de cajón. Pendant vingt minutes le rythme fuse de leurs mains, de leurs pieds, de leurs bouches de tous leurs corps tendus dans la même énergie qui coupe les souffles, hérisse les poils et mouille les paupières. Le public en reste pantelant. Puis on va chercher les guitares, on s’assoit et la cérémonie continue. Seguiriyas, Soleares, Cantiñas, Tarantos, Bulerías, on ne sait plus. María danse, Antonio chante et c’est ce qui compte. La Señora en noir, élégante, pathétique, insolente. La Señora en rouge explosive, rugissante, imposante, maîtresse du « compas » calmant le rythme d’une main ou poussant ses troupes de la voix. María aux pieds d’airain, farouche et insaisissable, María gardienne du temple, vestale inspirée.

C’est une clameur qui s’est élevée du public au salut, une standing ovation appuyée pour prolonger ces instants magiques, pour que le lien perdure au delà de l’inévitable extinction des feux, un retour d’émotion qui a fait fondre en larme l’artiste étonnée que dans ce petit coin de France son art soit aussi respecté.

Y que viva María del Mar Moreno, el Festival Semana Flamenco y Rivesaltes de la Frontera !

 

Contributeurs : Dolores Triviño (pour le texte) et Emiliano Artigas (pour les photos).