(Vu sur la Toile)
Chants antisémites dans le métro : et vous, qu’auriez-vous fait ?
(Article de Propos recueillis par Samuel Dufay • Rédaction hebdomadaire Le Point)
Le Point.- Une rame de métro bondée, des chants antisémites et pronazis entonnés sous le regard de passagers sidérés ? Et vous, qu’auriez-vous fait ? La vidéo diffusée sur les réseaux sociaux le 31 octobre, et pour laquelle le parquet de Paris a ouvert une enquête, pose la question de notre responsabilité morale face à l’abjection.
Et incite à s’interroger sur la définition du véritable courage, dans un contexte de flambée des actes antisémites. Pour Le Point, la philosophe Laurence Devillairs, autrice d’Être quelqu’un de bien (PUF, 2019), commente ce cas pratique.
–Le Point : une passagère du métro a filmé sa réaction stupéfaite, ainsi que celle de sa voisine de rame, devant des chants antisémites. Est-ce une manière de dénoncer la haine antijuive, ou au contraire de s’en rendre complice ?
Laurence Devillairs : En voyant cette vidéo, on comprend que la banalisation du mal, déjà en cours, naît de notre complicité silencieuse. Pas seulement celle des passagers, mais aussi la nôtre, spectateurs. Car le mal commence toujours par la permission que nous lui donnons. Filmer cet événement revient à le gadgétiser, comme s’il s’agissait d’un bêtisier : « Ouah, il s’est passé quelque chose dans ma station de métro ! » Or, le mal n’est pas un fait divers, même s’il y a du mal dans un fait divers.
Il s’agit bien d’antisémitisme, donc de haine, d’un appel à la mise à l’écart, voire la mort, de certaines personnes. Cela dit, nous avons la responsabilité morale de regarder la vidéo : nous n’aurons plus l’excuse de dire que nous ne savions pas.
-Chacun peut se demander si, dans cette situation, il serait intervenu ou non ?
Qu’est-ce que j’aurais fait sous l’Occupation ? Est-ce que j’aurais été résistant ? Cette question, il faut se la poser. Parce que l’éthique n’existe pas sans action, il n’y a pas de morale sans acte. Mon existence est prise dans le drame du bien et du mal. Le bien est plus grand que moi, il me saisit, me demande de l’accomplir, et en même temps il ne se fera pas sans moi. Filmer revient à choisir une fausse neutralité, refuser de juger. Ce qui me fait peur, c’est cette progressive insensibilité morale, celle de ceux qui avancent que la situation est complexe, qu’il y a des torts des deux côtés.
J’ai peur que nous ayons perdu cette capacité à nommer le mal.
J’ai peur que nous ayons perdu cette capacité à nommer le mal. Les réseaux sociaux nous incitent à nous désengager en permanence du monde. Les guerres en Europe étant devenues plus rares, nous avons perdu le sens de l’Histoire. On voit les limites de l’invasion de la mémoire, cette célébration permanente. Ce qui compte, c’est le savoir de l’Histoire, pas l’émotion de la mémoire. Il n’y a devoir de mémoire que quand il y a connaissance de l’Histoire, qui est ici oubliée : on entend « Vive la Palestine », mais aussi « On est des nazis ? » Et l’antisémitisme a une histoire.
-La peur physique n’incite-t-elle pas, de façon compréhensible, à la prudence ?
La peur existe, elle est une donnée objective, contrairement à ce qu’affirme la psychologie positive, qui veut nous faire croire que tout est une question de ressenti. Elle est même une notion politique.
La devise républicaine, « Liberté, égalité, fraternité », implique la paix sociale, la paix publique.
Il est de la responsabilité des gouvernements de mettre la peur hors-la-loi, par l’enquête, la répression et la pénalisation de ces agissements.
-Faute de réponse politique, que faire ?
La morale ne consiste pas à donner des leçons. Mais la seule question est celle du courage et de la lâcheté. Est-ce qu’il faut traiter ces chants par le mépris de mon silence ou essayer de les empêcher ? Si je m’insurge en disant : « Taisez-vous », je vais me sentir seul, donc démuni.
Être quelqu’un de bien, c’est affronter cette solitude. Être courageux, c’est avoir conscience des risques que l’on court, mais aussi se dire qu’on ne peut pas tolérer certains actes.
Que fait l’Europe face à la flambée d’antisémitisme ? Le courage, c’est la peur au ventre, pas la fleur au fusil. C’est l’inverse de la témérité, qui consiste à foncer tête baissée. Il ne s’agit pas de jouer au héros, mais de dire : « Pas dans cette rame, pas devant nous », regarder autour de soi pour essayer de fédérer des volontés qui refusent d’être complices du mal. Car les petites lâchetés deviennent criminelles.
(Rédaction hebdomadaire Le Point)