(Vu sur la Toile)

 

L’acteur Jean-Louis Trintignant, figure majeure du cinéma d’auteur, est mort
(Alexis Campion РR̩daction du JDD)

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Le Journal Du Dimanche (JDD).- Ses marques de fabrique étaient la délicatesse et la retenue, tantôt teintées de modestie comme pour voiler l’amertume, tantôt parées de froideur comme pour enfouir la violence. Sa carrière aura pourtant été, en fin de compte, celle d’un géant désiré par les plus grands metteurs en scène.

De Roger Vadim qui le révèle aux yeux du grand public en jeune époux de Brigitte Bardot dans Et dieu créa la femme (1956), jusqu’à Michael Haneke qui le magnifie, à 80 ans passés, en vieillard bouleversant dans Amour (Palme d’or et prix d’interprétation masculine à Cannes en 2012), Jean-Louis Trintignant a tenu l’affiche de plus de 130 films sur plus d’un demi-siècle.

L’acteur est mort vendredi, à l’âge de 91 ans, a annoncé à l’AFP sa femme, Mariane Hoepfner Trintignant, via un communiqué transmis par son agent.

Il est « mort paisiblement, de vieillesse, ce matin, chez lui, dans le Gard, entouré de ses proches », a précisé son épouse. Ses obsèques se dérouleront dans l’intimité.

 

Il avait confié au JDD avoir « raté de mourir jeune »

 

Ses personnages restent attachés aux plus grands noms du cinéma français (Franju, Chabrol, Rohmer, Lelouch, Costa-Gavras, Truffaut…) et italien (Bertolucci, Comencini, Risi, Scola…). Sa longévité semblait le surprendre lui-même, au défi d’une santé et d’un moral devenus instables depuis la mort tragique, en 2003, de sa fille l’actrice Marie Trintignant.

En 2017, lors d’une rare interview accordée au moment de la sortie de Happy End, son second film tourné avec Michael Haneke, il confiait au JDD, en référence à la mort de son frère aîné, emporté par un cancer à 41 ans au tournant des années 70, avoir longtemps estimé qu’il avait « raté de mourir jeune ».

Le clin d’œil faisait référence au journal de Jules Renard, qu’il avait porté sur scène avec la complicité de Jean-Michel Ribes. Il précisait tout de même, au passage, qu’il avait « bien fait de rester vivant » et, ainsi, « fait des rencontres très intéressantes ». Il n’avait pas non plus boudé son plaisir, ce jour-là, en nous offrant, sourire en coin, œil brumeux mais malicieux, une cigarette de la marque Che… « Je fume de gauche voyez-vous ! »
Né en décembre 1093 à Piolenc, du côté d’Uzès (Gard), ville de culture, ancien duché provençal où il était retourné vivre dès 1985 avec Marianne Hoepfner, sa dernière compagne ex-pilote de rallye, Jean-Louis Trintignant étudie dans un tout premier temps le droit dans l’idée de suivre une voie tracée : devenir notaire et non coureur automobile comme son oncle Maurice (1917-2005), premier vainqueur de plusieurs grands prix. Mais sa nature est déjà plus complexe, plus sensible.

Adolescent, le jeune Jean-Louis est marqué par les mésaventures de ses parents durant la guerre : son père s’engage du côté de la Résistance alors que sa mère, coupable d’une idylle avec un Allemand, est tondue en public. Il découvre alors Prévert, la poésie, le théâtre. De doux et précieux refuges pour une personnalité alors « maladivement timide » selon ses dires.

À vingt ans, il monte à Paris pour suivre les cours d’art dramatique de Charles Dullin et de Tania Balachova. Il y côtoie entre autres Nita Klein, Delphine Seyrig, Michael Lonsdale et Stéphane Audran, qui devient sa première épouse.

En parallèle de modestes premiers rôles sur les planches et au cinéma, il intègre l’IDHEC (la future Fémis, grande école du cinéma) en vue de devenir réalisateur. Son destin prend un tour imprévu en 1956 sur le tournage de Et Dieu créa la femme, à Saint-Tropez.

Sa liaison fortuite avec Brigitte Bardot fait exploser le couple Bardot-Vadim en même temps que les ventes des gazettes… Cette célébrité, soudaine et d’emblée internationale, ne l’exempte pas du service militaire. Il l’effectue à contre-cœur, trois ans durant, en pleine guerre d’Algérie alors qu’il soutient secrètement le FLN.

 

Une des plus belles filmographies du cinéma français

 

Sa carrière de comédien redémarre dès 1960, en marge de la Nouvelle Vague et sous la direction de Roger Vadim. Pas rancunier, ce dernier lui offre le rôle du jeune Danceny baladé par le cruel Valmont (Gérard Philippe) et la terrible Merteuil (Jeanne Moreau) dans Les liaisons dangereuses (1960)… Divorcé de Stéphane Audran – elle-même aussitôt remariée à Claude Chabrol suite à la brève liaison du jeune comédien avec Brigitte Bardot – il épouse en 1961 Nadine Marquand, jeune monteuse de films et future réalisatrice avec laquelle il aura trois enfants : Marie, Pauline (décédée à 9 mois en 1969) et Vincent.

Alors qu’il brille déjà sur les planches dans le rôle du Hamlet de Shakespeare aussi bien que dans une pièce de Françoise Sagan (Bonheur, impair et passe, mise en scène Claude Régy), il enchaîne les rôles au cinéma. Étudiant trop bien élevé confronté à un Vittorio Gassman transgressif et déluré dans Le Fanfaron (1962), une comédie italienne de Dino Risi qui deviendra culte, il amorce aussitôt une longue histoire avec de grands réalisateurs italiens parmi lesquels Gianni Puccini (Meurtre à l’italienne), Umberto Lenzi (Si douces… si perverses), Sergio Corbucci (Le Grand silence, un western-spaghetti avec Klaus Kinski, devenu culte aussi), Luigi Comencini (La Femme du dimanche), Ettore Scola…
Sans oublier Bernardo Bertolucci qui, en 1970, fait de lui le héros de l’un de ses chefs d’œuvres, Le Conformiste, l’adaptation d’un fameux roman d’Alberto Moravia dont le héros est un petit bourgeois prof de philo tourmenté par ses traumatismes et pulsions, désireux de se fondre dans la masse au point d’agir malgré lui en parfait fasciste. Il se dit que le maître italien s’était servi de la douleur du jeune acteur ayant perdu sa fille morte peu avant le tournage. Deux ans plus tard, sa pudeur pousse Jean-Louis Trintignant à refuser de jouer le rôle principal du Dernier Tango à Paris, finalement échu à Marlon Brando.

Entre temps, en France sous la caméra de Claude Lelouch et dans les bras d’Anouk Aimée, il a déjà triomphé dans Un homme et une femme, Palme d’or 1966 à Cannes et Oscar du meilleur film étranger début 1967. Le légendaire air de Chabadabada contribue, lui aussi, à son aura internationale.

Dans un registre plus « auteuriste », son rôle dans L’Homme qui ment, écrit et filmé par l’écrivain Alain Robbe-Grillet, lui vaut le prix d’interprétation en 1968 au Festival de Berlin. L’année suivante, il est à nouveau dans la lumière du festival de Cannes et consacré meilleur acteur pour son personnage de juge inflexible face à Yves Montand dans Z, écrit et réalisé par Costa-Gavras au moment où la Grèce bascule dans la dictature des généraux.

 

Des polars, une voix, une aura troublante

 

Son aura est internationale mais la carrière de Trintignant reste avant tout franco-italienne. Sa voix, inimitable et posée, devient particulièrement familière des Français depuis qu’il a officié en tant que narrateur de deux disques immensément populaires : Le livre de la jungle (1966) et Le Petit prince (1972)… Plus tard, dans un tout autre registre, il sera aussi la voix française de Jack Nicholson fou dans Shining, film terrifiant de Stanley Kubrick.

À priori ordinaire, discrète, placide, tout compte fait charmeuse sinon déstabilisante, sa présence physique est aussi l’atout qui le rend inoubliable dans des pépites du cinéma français comme Ma Nuit chez Maud (Éric Rohmer, 1969, avec Françoise Fabian) ou Les Biches (Claude Chabrol). Dans Ça n’arrive qu’aux autres, en 1971, il rejoue la tragédie de la perte de son enfant en bas-âge devant la caméra de Nadine Trintignant et avec Catherine Deneuve. Il tourne toute une série de polars et de films noirs avec Michel Deville, Jacques Deray, Philippe Labro. Ses rôles de flics ou d’assassins volontiers s’accordent avec son flegme volontiers inquiétant.

Il trouble aussi dans Glissement Progressifs du plaisir (Alain Robbe-Grillet, 1974, film interdit en Italie) et dans Le Bon plaisir, de Francis Girod d’après un roman de Françoise Giroud, sorti en 1984. Alors que François Mitterrand cache toujours l’existence de sa fille Mazarine, Trintignant incarne un président de la République soucieux de cacher l’existence de son enfant illégitime…

La vie sentimentale de l’acteur paraît baroque elle aussi, discrète mais pas conformiste ni secrète non plus. En 1973, lors du tournage du Train, de Pierre Granier-Deferre, Romy Schneider tombe amoureuse de lui. Dans le film comme entre les prises. Leur histoire d’amour dure trois mois au terme desquels Trintignant choisit de poursuivre sa vie avec la mère de ses enfants. Quelques années plus tard, c’est cette dernière qui le délaisse pour vivre avec le réalisateur Alain Corneau, lequel finira par adopter ses enfants avec son accord.

Sa carrière est déjà comblée au tournant des années 80 mais, comme si cela ne suffisait pas, Trintignant aura toujours le chic de provoquer de nouvelles rencontres. Par exemple celle qu’il fera avec François Truffaut en 1983 dans Vivement Dimanche ! Avant d’être retenu pour incarner l’amant de Fanny Ardant dans le dernier Truffaut, l’acteur lui avait tout simplement fait la cour, lui adressant une lettre d’admirateur.
Tout net, il y écrivait ceci : « J’aurais adoré être dans vos films (…) Nous les comédiens, sommes un peu cons, nous mettons un orgueil imbécile à attendre d’être choisis, c’est notre condition un peu féminine… ». Suivront d’autres collaborations marquantes avec Enki Bilal pour qui il se rasera le crâne dans Bunker Palace Hôtel, Krzysztof Kieslowski (Rouge), Jacques Audiard (Regarde les hommes tomber), Patrice Chéreau (Ceux qui m’aiment prendront le train).

 

Après la mort de sa fille, Marie, il vit reclus

 

Seigneur des pellicules se tenant soigneusement à l’écart du star-système et faisant le deuil de ses velléités de réalisateur (les deux comédies pince sans rire qu’il a co-écrites et dirigées, Une journée bien remplie en 1972 avec Jacques Dufilho et le Maître-nageur en 1978, bien qu’originales, furent des échecs commerciaux), il retrouve le goût des planches au fil des années 90.

Quand il ne règne pas sur ses terres d’Uzès, où il s’est improvise vigneron (domaine Rouge Garance, appellation Côtes-du-Rhône, que l’on peut déguster à La Famille, le bar à vin créé par son petit-fils, Roman Kolinka, à Uzès), il choisit alors d’affirmer et d’affiner son goût pour la poésie et la scène.

En 1999, il fait l’évènement au théâtre avec sa fille Marie dans Poèmes à Lou, de Guillaume Apollinaire, puis dans d’autres spectacles avec le journal de Jules Renard, les mots de Robert Desnos (J’ai tant rêvé de toi), d’Allain Leprest (Pantin Pantine, Combien ça coûte)… Et bien-sûr Vian (Je n’voudrais pas crever), Jacques Prévert (Histoire du Cheval), Gaston Miron (Soleil d’Hiver) qui susciteront de longues et élégantes tournées avec son ami l’accordéoniste Daniel Mille. Sur des tangos d’Astor Piazzolla, il s’accordera ces moments de scène et de poésie jusqu’au bout de ses forces, fin 2018 au théâtre de la Porte Saint-Martin. Il est alors quasi aveugle, incapable de se lever sur scène sans être aidé et ne s’en cache pas, désespéré mais heureux d’être vivant, à l’instar des poèmes qu’il choisit et lit encore et toujours, de sa diction parfaite, posée, profonde.

« Ce n’est pas parce qu’elle est ma fille, c’est parce que c’est quelqu’un d’extraordinaire » avait-il déclaré dans La Passion tranquille, son livre de souvenirs paru en 2002. Sans se douter de ce que le destin allait lui réserver : la mort tragique et furieusement médiatisée de cette fille adorée, Marie Trintignant, sous les coups du chanteur Bertrand Cantat en 2003.

Ivre de douleur, reclus dans sa maison d’Uzès où il raconte pouvoir passer une journée entière à observer un lézard, il se tient dès lors à l’écart des studios. Quand on lui demande ses projets il répond, sèchement mais dans un fin sourire, « mourir ».

De rares exceptions seront accordées à ses tournées poétiques jusqu’en 2018, ainsi qu’aux films de Michael Haneke. Son ultime retour sous les projecteurs, en 2019 à 88 ans, se fera à l’affiche de Les plus belles années d’une vie. Le vieil homme se montre heureux, malgré tout, d’être au monde le temps d’une promenade empreinte de malice et de nostalgie tournée en dix jour avec Anouk Aimée et Claude Lelouch. Deux vieilles connaissances et non des moindres, deux de ces nombreux complices magiciens qui contribuèrent à faire de lui l’un des plus grands acteurs du cinéma français. « Cannes, confiait-il au JDD, j’y ai présenté beaucoup de films et reçu quelques prix. Mais le souvenir le plus fort reste Un homme et une femme, peut-être parce que c’était la première fois… ».