(Vu sur la Toile)

 

En Afrique, les réactions à la mort d’Elizabeth II ne sont pas unanimes
(Lucie Mouillaud, Romain Chanson, Liza Fabbian et Marine Jeannin – Rédaction journal Le Monde)
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De l’Afrique du Sud au Maroc, en passant par le Kenya ou le Nigeria, les hommages à la reine sont nombreux, même si certaines voix critiques se font aussi entendre.
Journal Le Monde.- Les réactions à la mort de la reine Elizabeth II affluent depuis le continent africain avec lequel la monarque, témoin privilégié de la fin de l’empire et des décolonisations, entretenait une relation étroite.
Sur les cinquante-six pays membres du Commonwealth, vingt sont africains. Parmi eux, l’Afrique du Sud, où, à 21 ans, la princesse Elizabeth, héritière du trône, avait prononcé un discours radio depuis Le Cap, lors d’un voyage avec sa famille. Elle s’y s’engageait à consacrer sa « vie entière » à servir ses sujets, au Royaume-Uni comme dans les pays du Commonwealth.

 

Mort d’Elizabeth II : un deuil mondial pour « une reine d’exception »

 

Le président sud-africain Cyril Ramaphosa a salué jeudi 8 septembre la mémoire d’une « personnalité publique extraordinaire et de renommée mondiale qui a eu une vie remarquable ». Le dirigeant avait rencontré la reine en 2018. Ensemble, ils avaient consulté les lettres que l’ancien président Nelson Mandela envoyait à la souveraine, qui ne s’est pas rendue une seule fois en Afrique du Sud pendant les années d’apartheid. Elle y est revenue en 1995, accueillie au Cap par Nelson Mandela.

« Grand-père nous disait qu’il était la seule personne à pouvoir appeler la reine par son prénom, et ça nous faisait beaucoup rire. Il disait qu’il se le permettait car elle aussi l’appelait par son prénom, car grand-père était un prince », se souvient pour Le Monde, Ndileka Mandela, première petite-fille de Nelson Mandela.

 

« Une immense icône »

 

Les hommages ne sont toutefois pas unanimes dans cette ancienne colonie de l’empire britannique, comme en témoigne le long communiqué publié par le parti des Combattants pour la liberté économique. « Nous ne pleurons pas la mort de la reine Elizabeth puisqu’elle nous rappelle une période très tragique dans l’histoire de notre pays et de l’Afrique. […] Durant ses 70 ans de règne, la reine n’a jamais reconnu les atrocités que sa famille a infligées aux peuples autochtones que la Grande-Bretagne a envahis à travers le monde », a indiqué ce parti radical d’idéologie panafricaniste, fondé en 2013 par d’anciens membres du Congrès national africain (ANC), le parti au pouvoir.

Dans un Kenya en transition, le président sortant Uhuru Kenyatta et son successeur William Ruto ont tous les deux rendu hommage à la défunte. Uhuru Kenyatta, dont le père fut le chef de file de l’indépendance kenyane et de la lutte contre le colonialisme britannique, a salué « une immense icône au service désintéressé de l’humanité » et « une figure de proue, non seulement du Royaume-Uni et du Commonwealth, mais du monde entier ».

Le pays a toujours occupé une place spéciale dans la vie et la légende d’Elizabeth II. C’est dans ce qui était encore la colonie du Kenya qu’Elizabeth de Windsor, alors âgée de 25 ans et toujours princesse, a appris la mort de son père et son accession au trône, à plus de 7 000 kilomètres de Londres. En ce mois de février 1952, elle effectuait une tournée dans l’empire aux côtés de son mari, le prince Philip.

Cet épisode a été évoqué par une formule attribuée à Jim Corbett, naturaliste et chasseur qui accompagnait le couple royal à Treetops, un hôtel luxueux du centre du Kenya où le couple observait la vie sauvage depuis les hauteurs des arbres, dans le livre d’or de l’établissement : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, une jeune fille monta dans un arbre en tant que princesse et, après avoir vécu ce qu’elle a décrit comme son expérience la plus excitante, est descendue le lendemain en étant reine. »
Son rôle central pour le Commonwealth

 

Quelques mois après ce voyage, et dans les mêmes montagnes des Aberdares où elle aura appris son accession au trône, commencera la révolte des Mau-Mau (1952-1960). La rébellion anticolonialiste, violemment réprimée par les colons britanniques, coûtera la vie à quelque 100 000 Kényans et verra l’emprisonnement de 300 000 autres. « Personne ne mentionne ce que les Britanniques faisaient au Kenya lorsqu’elle est devenue reine, a twitté le chroniqueur et caricaturiste Patrick Gathara. Les faits ont tendance à compliquer le conte de fées. »

Au Ghana, pays avec lequel elle avait une histoire particulière, tous les drapeaux officiels ont été mis en berne pour sept jours, à partir de vendredi. Rendant hommage à « l’amabilité, l’élégance, le style et la joie que [la reine] a apportés dans l’exercice de ses fonctions », le président ghanéen Nana Akufo-Addo a rappelé dans une série de messages sur Twitter le rôle central qu’a joué Elizabeth II dans la construction du Commonwealth. « Elle a supervisé la transformation spectaculaire de l’union et l’a orientée vers une plus grande attention à nos valeurs communes et une meilleure gouvernance. Elle était le roc qui maintenait l’organisation solide », a-t-il notamment souligné.

 

La reine, le Commonwealth et l’Afrique : « La préservation de cette “famille” sera l’œuvre de son règne »

 

La reine avait défrayé la chronique en 1961 en se rendant, contre l’avis de son gouvernement qui jugeait l’entreprise dangereuse pour sa sécurité, en déplacement officiel au Ghana, qui se rapprochait de l’URSS depuis son indépendance en 1957. Lors de ce déplacement, elle avait dansé avec le dirigeant panafricaniste Kwame Nkrumah au cours du bal donné en son honneur. Les photos de la reine d’Angleterre au bras du président ghanéen avaient fait le tour du monde, au point de devenir l’un des emblèmes du Commonwealth moderne, supposément postcolonial et multiracial.

« Elle était le seul souverain britannique connu de 90 % de la population nigériane », a rappelé pour sa part le président nigérian Muhammadu Buhari. De fait, beaucoup d’internautes issus de la classe moyenne ont posté sur leurs réseaux sociaux des photos et des hommages, saluant la vie de la reine Elizabeth II. « C’est vraiment un moment poignant pour moi, j’ai l’impression que ma grand-mère est morte », confie ainsi Adekunbi Rowland, qui a grandi entre le Nigeria et la Grande-Bretagne et aurait rêvé de se recueillir « devant Buckingham Palace, avec [ses] amis ».

 

« Aucun devoir d’empathie »

 

La trentenaire évoque pourtant la « dualité » de ses sentiments, bien consciente que la reine représente aussi une part plus sombre de l’histoire du Nigeria. « Nous avons tout de suite parlé de ça avec ma tante, alors que nous étions en train de pleurer à chaudes larmes, en nous demandant si c’était l’expression d’une “mentalité de colonisé” », explique-t-elle.

Beaucoup plus tranché, Caleb Okereke, rédacteur en chef de la publication en ligne Minority Africa, estime qu’il n’a « aucun devoir d’empathie » et évoque même « le syndrome de Stockholm de certains Africains ». Le jeune homme qui appartient à l’ethnie Igbo aimerait que « la violence que l’empire britannique, et par extension la reine, a exercée » soit aussi évoquée à l’occasion de sa disparition.

Elizabeth II : reine de la décolonisation, la monarque a permis à Londres de garder son influence
« Personnellement, je suis plus ému en pensant aux 2 millions de morts Igbo durant la guerre civile [guerre du Biafra entre 1967 et 1970]. On sait que les Biafrais ont été abandonnés à leur sort sans aucune intervention de la Grande-Bretagne qui voulait protéger ses intérêts économiques », précise-t-il au Monde.

Soixante ans après la fin de la période coloniale, la monarchie britannique continue de marquer l’espace public de plusieurs pays africains. Queen’s Way, Prince Charles Drive, Philip Road : à Kampala, la capitale ougandaise, les noms de nombreuses rues rendent hommage à des figures de la famille royale ou de l’empire britannique. A l’ouest du pays, le parc national de Kazinga est devenu le parc de Queen Elizabeth après la visite de la monarque en 1954. Le débat du changement de noms des rues et d’un retour aux noms traditionnels des grands lacs de la région revient régulièrement dans les médias nationaux. Une pétition menée par l’avocat Apollo Makubuya avait été présentée au Parlement en 2020.

 

« Une grande amie de l’Afrique »

 

Depuis l’annonce du décès de la reine, de nombreuses photos de sa dernière visite en Ouganda, en 2007, à l’occasion du sommet du Commonwealth, circulent à nouveau sur les réseaux sociaux. « Toute la ville avait été rénovée pour son arrivée, les bâtiments repeints, les routes bitumées et les nids-de-poule si communs dans la capitale rebouchés », se souvient Patrick Kamara, journaliste pour la chaîne NTV.

Au Cameroun, le président, Paul Biya, 89 ans, devient avec la mort d’Elizabeth II le chef d’Etat en exercice le plus vieux du monde. Dans un communiqué accompagné d’une photo avec la reine, le dirigeant a affirmé « s’incline[r] devant la mémoire de cette illustre souveraine au destin exceptionnel ». « Le décès de Sa Majesté Elizabeth II est douloureusement ressenti et affecte le Commonwealth of Nations » a-t-il aussi tweeté.

 

Elizabeth II, soixante-dix ans d’un règne hors du commun

 

Avec le temps, l’organisation s’était progressivement élargie à des nations n’ayant pas de liens historiques avec le Royaume-Uni. Parmi elle, le Rwanda qui l’a rejoint en 2009 et dont le président Paul Kagame a affirmé jeudi que le « Commonwealth moderne » était l’« héritage » de la reine. Le Gabon et le Togo en sont les membres les plus récents, depuis le 25 juin 2022. Le président gabonais Ali Bongo a loué dans un tweet « une grande amie de l’Afrique qui l’aimait en retour ».

Les dirigeants de pays africains non membres se sont également fendus d’hommages et de messages de condoléances, tel le roi du Maroc Mohammed VI. Dans un communiqué, le monarque a dit se remémorer « les qualités et les mérites de cette illustre reine qui se tenait, invariablement, comme un symbole de la grandeur du Royaume-Uni » et affirmé que la reine d’Angleterre « tenait particulièrement à renforcer l’amitié de longue date entre nos deux monarchies séculaires ».