(Vu sur la Toile)

 

Réforme des retraites : les régimes spéciaux toujours bien au chaud
(Article de Pierre-Édouard du Cray* • Rédaction magazine Le Point)

 

Le Point.- À quelques jours près, la loi de réforme des retraites aurait pu être adoptée le 1er avril. Dommage, car la farce inscrite au coeur de son article premier aurait mérité d’être au diapason du calendrier : « Conformément à l’engagement présidentiel, précise l’exposé des motifs, cet article prévoit la suppression des principaux régimes spéciaux de retraite. » Mais, rapidement, il est précisé que cette « suppression » ne doit concerner, en réalité, que les régimes des Industries électriques et gazières (IEG) et de la RATP et quelques micro-régimes, comme celui de la Banque de France ou du Conseil économique, social et environnemental (CESE).

Pas un mot, rien, sur les régimes des fonctionnaires, qui sont pourtant de très loin les principaux régimes spéciaux, par l’importance de leur taille mais, également, par le modèle qu’ils offrent à la plupart des autres régimes spéciaux du secteur public qui n’en sont qu’une reproduction à l’échelle réduite. En définitive, les régimes censés être supprimés ne comptent dans leurs rangs que 7 % des affiliés de l’ensemble des régimes spéciaux. Pour ceux qui espéraient que la réforme soit fondée sur l’équité, comme cela avait été pourtant solennellement annoncé, il faudra donc repasser.

 

Clause du grand-père

D’autant plus que la plaisanterie ne s’arrête pas là, au contraire. Par « suppression » des régimes spéciaux, il faut comprendre « fermeture ». Cette subtilité sémantique signifie que la réforme ne s’appliquera pas aux affiliés actuels de ces régimes, qui bénéficieront de la fameuse « clause du grand-père », mais seulement aux futurs entrants. La réforme ne portera donc au mieux ses premiers fruits qu’au bout d’une quarantaine d’années, ce qui nous amènera au milieu des années 2060. Mieux, ces régimes ne seront effectivement supprimés qu’à la mort du dernier affilié (ou de son conjoint survivant), ce qui nous envoie, cette fois, à l’aube du siècle prochain ! Sans rire, le gouvernement qui prétendait construire le « système de protection sociale du XXIe siècle » semble plutôt s’être attelé à celui du XXIIe siècle.

Il est toujours surprenant de constater à quel point, en France, les réformes des retraites sont à deux vitesses. Dans les régimes de droit commun, les mesures s’appliquent immédiatement alors que, dans les régimes spéciaux du secteur public, elles ne s’appliquent que partiellement, ou alors qu’aux générations suivantes, non sans avoir fait, au préalable, l’objet de larges compensations. C’est d’ailleurs ni plus ni moins ce que tentent de négocier en ce moment les syndicats, très peu représentatifs de l’ensemble des salariés français et, surtout, obnubilés par les seuls intérêts des agents publics.

 

Usine à gaz en termes de financement

Reste que la fermeture très progressive de régimes spéciaux pose un épineux problème : comment continuer à financer pendant près de quatre-vingts ans les pensions et autres avantages maison, sachant que ces régimes, souvent, sont déjà sous perfusion du contribuable.

Les rédacteurs de la loi de réforme des retraites ont bien conscience de ce défi puisqu’ils n’ont pas manqué d’alerter le législateur en précisant que la fermeture des régimes spéciaux en question « nécessitera [?] de revoir le circuit financier de financement de ces régimes » et que « des travaux seront conduits en ce sens en 2023 dans la perspective du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024 ».

Or ces travaux ont déjà commencé et, à défaut d’imagination, l’astuce consiste, ni plus ni moins, à « siphonner » les régimes de droit commun des salariés du privé, la CNAV et l’Agirc-Arrco, qui, plus que jamais, feront alors office de vache à lait au sein du système de retraite français.

Pour rappel, chaque année, près de quatre milliards d’euros sont déjà détournés des fonds de la CNAV pour alimenter d’autres régimes de retraite, dans un jeu de tuyauterie kafkaïen dont la complexité et le manque de légitimité ont été plusieurs fois pointés par la Cour des comptes. Or l’idée est d’ajouter de nouveaux transferts improbables au sein de ce qui s’apparente déjà à une véritable usine à gaz.

Ainsi, tout au long du XXIe siècle, est-il prévu que les régimes de droit commun, dont les affiliés ont consenti les plus gros efforts dans le cadre des réformes successives, financent des régimes qui servent, au contraire, des prestations hors du commun, pour une génération d’agents qui aura été globalement très épargnée. Évidemment, aucun principe ne peut justifier une telle « solidarité » à rebours qui n’a aucun équivalent dans les systèmes de retraite de nos voisins européens.

Pour mettre en place de tels montages, l’administration s’appuie sur le précédent de la SNCF qui est passé, ni vu ni connu, sans dérailler. La fermeture du régime spécial de la SNCF a en effet été orchestrée dans le cadre de la réforme ferroviaire de 2018. Or les régimes de droit commun des salariés ont été invités à financer cette fermeture. Pour le premier exercice (2020), le montant du transfert est faible puisqu’il s’est élevé à dix millions d’euros, mais il a déjà quintuplé puisqu’il devrait atteindre cinquante-sept millions d’euros cette année et ne jamais cesser d’augmenter au cours des prochaines décennies.

En tout, plusieurs milliards sont appelés à transiter. Ainsi, les régimes des simples salariés, avec leurs cortèges de smicards, financent déjà aujourd’hui la retraite de la SNCF et, demain, ce sera également celle du personnel de la RATP, des industries du gaz et de l’électricité et de la Banque de France.

Des régimes dans lesquels les carrières ont été globalement beaucoup plus courtes et où les pensions servies sont deux fois meilleures. Tout ça, au pays de l’égalité, dans le plus grand silence des syndicats, qui, pourtant, n’ont pas trop de mal à se faire remarquer lorsqu’il est question de retraite. Et, malheureusement, ce n’est pas un poisson d’avril !

 

*Pierre-Édouard du Cray, de l’association Sauvegarde retraites, est consultant en finances publiques et fiscalité