@Le nettoyage mécanique des plages dévaste leur biodiversité 6 juin 2020 / Hortense Chauvin (Reporterre)

 

(Plage d’Argelès-sur-Mer à deux pazs du JOA-Casino Playa – Mai 2020))
De nombreuses communes littorales françaises nettoient leurs plages de manière mécanique. Le but : présenter aux touristes une plage propre et lisse. Cette pratique a malheureusement des conséquences désastreuses sur la biodiversité et la géomorphologie des plages. Et si on laissait vivre cet écosystème particulier ?

 

Carnac (Morbihan), reportage – La vision a de quoi surprendre les personnes habituées aux plages blanches et lisses. Depuis environ quatre ans, une petite bande de la Grande plage de Carnac, dans le Morbihan, n’est plus nettoyée de manière mécanique. La commune a mis en place cette zone « test » afin de mesurer l’impact du nettoyage mécanique sur l’espace littoral. Sur une trentaine de mètres, la plage recouvre son aspect sauvage. Le sable forme des bosses irrégulières, parsemées de varech et de fragments d’huitres. Au ras du sol foisonnent des liserons des dunes, petites fleurs roses et blanches en forme d’entonnoir. Tout autour s’épanouissent des buissons de roquette de mer et des roseaux des sables. À peine quelques kilomètres plus loin, le haut des plages environnantes a quant à lui été soigneusement nettoyé dès les premiers beaux jours. Le contraste est saisissant. Plus de traces d’algues ni de coquillages : le sable y est uniformément lisse, prêt à recevoir les serviettes des premiers touristes.
Comme un grand nombre de communes littorales françaises, Carnac nettoie mécaniquement la majeure partie de ses plages durant la haute saison. Cette pratique s’est massivement développée en France dans le sillage des marées noires de la fin des années 1990, raconte Florian Geoffroy, directeur de Rivages de France : « Après le naufrage de l’Erika et du Prestige, les départements ont doté les communes du littoral atlantique de machines pour nettoyer les nappes de mazout. » Parmi ces machines, on retrouve les cribleuses. Dotés de lames vibrantes, elles prélèvent le sable sur environ vingt centimètres de profondeur et le tamisent afin de récupérer les déchets qui s’y trouvent. Ratisseuses, lisseuses et tracteurs font également partie de l’arsenal utilisé par les communes pour entretenir leurs plages.
Le recours quasi-systématique aux techniques de nettoyage mécanique pose cependant question, explique Florian Geoffroy. Elles portent en effet durement atteinte à la vitalité des écosystèmes dunaires. Le fait de retirer la laisse de mer, c’est-à-dire le mélange de coquillages, d’algues et de bois flotté naturellement amené par la marée, a des conséquences particulièrement néfastes pour la biodiversité. « Cela appauvrit le sol et empêche le développement des plantes qui permettent aux espèces inféodées à ces milieux de se nourrir, de se réfugier et de se reproduire », note Florian Geoffroy. La laisse de mer constitue également un habitat de choix pour les insectes, notamment les puces de mer. Lorsque les algues sont retirées des plages, les insectes qui y vivent disparaissent. Par ricochet, cela nuit aux espèces qui en dépendent : « Beaucoup d’oiseaux s’en nourrissent. Cela a également une incidence sur la biodiversité en mer puisque, lorsque les algues sont reprises par la marée, les jeunes poissons se nourrissent des insectes qui les ont colonisées. »

Parmi les espèces d’oiseaux les plus affectées par le nettoyage mécanique des plages, on trouve les passereaux, les bergeronnettes, les sternes naines et les gravelots à collier interrompu. Ces derniers, qui pondent à même le sable, sont particulièrement dérangées par le passage des engins mécaniques. « Quel que soit le tracteur utilisé, cela a un impact. Ils écrasent parfois les œufs sans s’en rendre compte. Depuis quinze à vingt ans, cet oiseau est en voie d’extinction sur tout le littoral », déplore Guy Bourlès, président de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) Loire-Atlantique. On ne compte aujourd’hui plus que 1.200 couples de gravelots sur l’ensemble du territoire. Si les causes de son déclin sont multiples, précise Guy Bourlès, « avec le nettoyage mécanique, on ne lui facilite pas la nidification. Dans ces conditions, il a peu de chances de s’en sortir. »

 

(Dunes sur la plage du Racou d’Argelès-sur-Mer ! -Mai 2020)
Les dunes s’amenuisent, le littoral devient plus vulnérable face à l’élévation du niveau de la mer
Le nettoyage mécanique des plages ne fait pas qu’appauvrir la biodiversité : il transforme également la géomorphologie des plages et accélère l’érosion. « Le criblage déstructure le sol et rend le sable beaucoup plus volatile, ce qui fragilise le trait de côte », dit Florian Geoffroy. La laisse de mer et les plantes maritimes constituent également une barrière contre le vent : lorsqu’elles sont retirées, les dunes s’amenuisent et deviennent plus instables. À terme, le littoral devient plus vulnérable face au dérèglement du climat, puisque les dunes constituent un rempart naturel contre l’élévation du niveau de la mer et les tempêtes.
La poursuite de ces pratiques pourtant nocives pour les écosystèmes dunaires s’explique avant tout par la pression touristique, selon Florian Geoffroy : « Les maires souhaitent offrir une plage de carte postale aux touristes, analyse-t-il. Depuis des années, les gens se sont habitués à des plages de sable lisse ; en maintenant les algues, les maires craignent que certaines personnes puissent faire remonter des avis négatifs sur leur gestion des plages. » Gérard Marcalbert, adjoint en charge des travaux et de la sécurité à la mairie de Carnac, confirme : « Lorsqu’il y a des arrivées d’algues, certaines personnes se plaignent que ça sent la mer. S’il y en a beaucoup, on les enlève afin de faire propre. On essaie de faire plaisir à tout le monde. »
Plus globalement, c’est notre représentation collective de la plage qui est en cause, selon Fabien Mercier, responsable de projets à la LPO Poitou-Charentes. Dans l’imaginaire de nombreuses personnes, y compris de certains élus, la plage est en effet perçue comme un milieu stérile, uniquement destinée aux loisirs touristiques. Peu de personnes ont conscience de la vie qui grouille sous le sable. Les récentes désinfections de plages opérées en Espagne et à Cannes (Côte d’Azur) dans le cadre de la pandémie de Covid-19 à l’aide de javel et d’eau oxygénée témoignent de cette représentation faussée de l’écosystème dunaire. « Il faut faire comprendre aux citoyens que les plages qui ne sont pas nettoyées mécaniquement sont des milieux vivants, et non pas sales », dit-il.

 

« Les algues sur la plage, ce sont comme les feuilles dans les sous-bois ! »

 

Malgré la pression touristique, quelques communes ont fait le choix de changer leurs pratiques afin de préserver les écosystèmes littoraux. C’est le cas de Concarneau. En 2018, l’Association de nettoyage au service de l’environnement et du littoral (Ansel), qui organise bénévolement des opérations de nettoyage dans la région, a menacé d’arrêter ses activités si la mairie ne mettait pas un terme au nettoyage mécanique des plages. « La mairie ignorait l’importance de la laisse de mer, raconte Lionel Lucas, président de l’Ansel. Une fois qu’ils ont pris conscience de son importance, ils ont accepté. » La mairie pratique désormais le nettoyage « raisonné » : les engins mécaniques ne sont utilisés que lorsque cela est justifié, par exemple en cas de présence d’algues vertes. Si la population était d’abord réfractaire à ce changement de pratiques, les riverains se sont habitués à force de pédagogie, selon Lionel Lucas « Il faut accepter de vivre avec des algues échouées. Les algues sur la plage, ce sont comme les feuilles dans les sous-bois ! », dit-il.
Dans le sud-est de la France, la commune du Grau-du-Roi (Gard) a elle aussi décidé de mettre fin au nettoyage mécanique sur la plage de l’Espiguette. Depuis 2012, la plage est uniquement nettoyée à pied. Les résultats ont été spectaculaires : « Pendant les deux premières années, nous n’avons pas vu de résultats, raconte Loïc Petegnief, garde du littoral. La troisième année, nous avons vu apparaître des îlots de végétation, alors qu’auparavant la plage était complètement rase. Nous avons également vu émerger un nouvel embryon de cordon dunaire en milieu de plage. Beaucoup d’oiseaux qu’on ne voyait pas avant ont commencé à fréquenter la plage, comme des huîtriers pies, des gravelots à collier interrompu… Ils se sont mis à nicher plus facilement, car les reliefs protègent leurs nids du vent. » Le garde littoral est désormais convaincu du bien-fondé de cette démarche : « Avant, nous mettions un point d’honneur à lisser complètement la plage. On s’est aperçus après coup que nous la stérilisions. » Après à peine huit ans de nettoyage à pied, la plage est méconnaissable. « La nature est très réactive et résiliente », s’enthousiasme-t-il.

 

(En baie de Paulilles, territoire de la commune de Port-Vendres – Juin 2020)
Cette transition vers le nettoyage manuel a non seulement permis de préserver la biodiversité locale, mais aussi de réduire la pollution liée au passage des engins mécaniques. Deux postes de nettoyeurs saisonniers ont également été créés. « Contrairement à ce que l’on pourrait penser, notre charge de travail a diminué, dit Loïc Petegnief. Les gens arrivent sur une plage naturelle et sont beaucoup plus vigilants qu’avant. Le fait de travailler à pied nous permet également de les sensibiliser à la fragilité du site. C’est valorisant. » Là encore, si les usagers des plages se sont d’abord montrés sceptiques, ils ont rapidement été convaincus, selon Loïc Petegnief. Preuve qu’il est possible d’inventer de nouvelles manières d’habiter les plages. « Le littoral n’est pas là uniquement pour que l’on y pose sa serviette et qu’on s’y fasse rôtir, dit Guy Bourlès, de la LPO Loire-Atlantique. C’est un milieu très riche. Il faut essayer de le partager afin qu’il le reste. »

 

 

*”Reporterre, le quotidien de l’écologie”