Le confinement universel n’est pas une réponse entièrement satisfaisante : des formes de quarantaine centralisée pour des malades ne présentant pas de signes graves et pour leurs contacts qui risquent d’être contaminés sont utiles, pourvu que les mesures soient proportionnées. Les malades et leurs contacts seront-ils isolés de façon volontaire ? Dans quelles conditions le seront-ils, à domicile ou dans des hôtels, des gymnases, des espaces dédiés ? Des objectifs d’efficacité, d’équité et de protection de nos libertés doivent guider nos réflexions sur le sujet, comme l’analyse Mélanie Heard, enseignante-chercheuse au Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) et co-coordinatrice du pôle Santé de Terra Nova.

 

Le 7 avril, Harvey Fineberg, ancien président de l’Institute of medicine américain et doyen de la Harvard School of Public Health, a publié dans le New York Times une tribune remarquée. Il y critique les mesures de confinement universel pesant sur des populations entières, pour leur coût exorbitant associé à une efficacité insuffisante. Il appelle à les compléter de manière urgente par des mesures classiques de santé publique : l’isolement des malades, le traçage et la quarantaine de leurs contacts risquant d’être infectés, associés à une politique de dépistage massif[1]. Le Monde reprend ces positions dans son éditorial du 13 avril[2].

Pour Harvey Fineberg, le confinement universel d’une population ne présente pas une efficacité suffisante (« it can take us only so far »).

14 avril 2020 | Par Mélanie Heard, enseignante-chercheuse au Centre de Recherches Interdisciplinaires, UMR1284 INSERM Université de Paris, CRI et co-coordonnatrice du pôle santé de Terra Nova
Cette série de contributions s’efforce de mettre en partage les réflexions, observations, témoignages et questionnements que suscitent, chez chacun d’entre nous, les développements de l’épidémie et les multiples conséquences qu’elle aura aussi bien à court qu’à long terme.

[1] Harvey V. Fineberg, Jim Yong Kim et Jordan Shlain, « The United States Needs a ‘Smart Quarantine’ to Stop the Virus Spread Whithin Families », The New York Times, 7 avril 2020. https://www.nytimes.com/2020/04/07/opinion/coronavirus-smart-quarantine.html
[2] Le Monde, « Le confinement ne suffit pas », 3/04/2020 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/13/coronavirus-le-confinement-ne-suffitpas_6036423_3232.html
En revanche, les mesures ciblées sur les chaînes de transmissions ont fait la preuve de leur efficacité par le passé face à d’autres épidémies comme Ebola. « Il ne s’agit pas d’aplatir la courbe, le but est de l’écraser en 10 semaines », écrivait déjà Fineberg dans un éditorial remarqué du New England Journal of Medicine le 1er avril[3].

Séparer des non-malades les cas avérés et isoler pendant 14 jours les contacts dès qu’ils sont suspects d’être contagieux : cette philosophie d’action ne souffre pas de demi-mesures. Elle suppose d’abord une grande réactivité dans le traçage des contacts, avertis et isolés dès qu’un cas avec lequel ils auraient été en relation est identifié  : c’est tout l’objet des applications numériques dites de « backtracking »[4].

MODALITÉS JURIDIQUES DE LA QUARANTAINE

Elle suppose aussi une interrogation sérieuse sur les modalités juridiques de l’isolement : les cas et leurs contacts seront-il invités à s’isoler, de façon volontaire ? Ou bien considère-t-on que ces mesures doivent être obligatoires, assorties d’un contrôle et, le cas échéant, d’une sanction ? Les dispositions introduites dans le Code de la santé publique (ex article L3131-1) par la loi du 9 août 2004[5], permettaient déjà de prononcer, pour faire face à une « menace sanitaire grave », des mesures individuelles contraignantes, moyennant une information sans délai du procureur. La loi du 23 mars 2020 identifie désormais explicitement dans le cadre des mesures exceptionnelles d’« état d’urgence sanitaire » l’isolement des malades et la quarantaine des contacts (« au sens de l’article 1er du Règlement sanitaire international », précise le texte) ; ces mesures individuelles peuvent être prescrites, moyennant information du procureur toujours, sur la base d’un décret du Premier ministre (et non plus d’un arrêté du ministre de la santé),  pour habiliter le représentant de l’État territorialement compétent à prendre les mesures individuelles nécessaires[6].
[3] Harvey V. Fineberg, « Ten Weeks ti Crush the Curve », New England Journal of Medicine, 1er avril 2020.

[4] M. Cohen, S. Matet, « Quelle réponse numérique à la crise du Covid-19 ? », Terra Nova, 4 avril 2020 ; M. Heard, « Faut-il recourir au numérique pour faciliter la sortie du confinement ? », Terra Nova, 6 avril 2020.

[5] Voir A. Laude, B. Mathieu, D. Tabuteau, « Les dispositifs de prévention », in Droit de la santé, PUF, 2012, p. 33. [6] « Art. L. 3131-15.-Dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : (…) « 3° Ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine, au sens de l’article 1er du règlement sanitaire international de 2005, des personnes susceptibles d’être affectées ; « 4° Ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, au sens du même article 1er, à leur domicile ou tout autre lieu d’hébergement adapté, des personnes affectées ;…
Le bien-fondé du recours à l’obligation est un débat classique en santé publique[7]. La question est de déterminer quels sont les outils pertinents pour convaincre les individus d’adopter les bons comportements. Le volontariat a ses mérites, en responsabilisant chacun pour soi-même et pour les autres. La coercition peut en avoir aussi, s’il y a des raisons de penser qu’elle est plus efficace sans porter atteinte aux droits d’une façon disproportionnée. Le raisonnement est alors classiquement articulé en trois étapes ou « triple test de proportionnalité » au sens du Conseil d’Etat[8]: une mesure restrictive des droits et des libertés doit être (1) appropriée, en ce qu’elle doit permettre de réaliser l’objectif légitime poursuivi ; (2) nécessaire, dès lors qu’elle ne doit pas excéder ce qu’exige la réalisation de cet objectif ; et (3) proportionnée, en ce qu’elle ne doit pas créer de charges qui soient hors de proportion avec le résultat recherché.

MODALITÉS PRATIQUES DE LA QUARANTAINE

Enfin, la question posée aujourd’hui est celle des conditions dans lesquelles les personnes s’isolent : à domicile, ou bien dans des lieux dédiés – hôtels, centres de congrès, gymnases, etc. ? Pour Fineberg, c’est LA question cruciale aujourd’hui. Là où les politiques ont réussi à casser les chaînes de transmission, les malades et leurs contacts suspects de contagion n’étaient pas isolés à leur domicile  : ils bénéficiaient de structures d’accueil dédiées.

Les exemples abondent de pays dans lesquels de tels lieux sont proposés aux malades peu symptomatiques d’une part, et aux personnes exposées à un risque de contagion probable, d’autre part : à Barcelone et à Madrid, en Israël, mais aussi à New York, Los Angeles, Chicago[9], ou encore bien sûr à Singapour, en Corée du Sud et en Chine.

[6] …« Art. L. 3131-17.-Lorsque le Premier ministre ou le ministre chargé de la santé prennent des mesures mentionnées aux articles L. 3131-15 et L. 3131-16, ils peuvent habiliter le représentant de l’Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures générales ou individuelles d’application de ces dispositions. « Lorsque les mesures prévues aux 1° à 9° de l’article L. 3131-15 et à l’article L. 3131-16 doivent s’appliquer dans un champ géographique qui n’excède pas le territoire d’un département, les autorités mentionnées aux mêmes articles L. 3131-15 et L. 3131-16 peuvent habiliter le représentant de l’Etat dans le département à les décider luimême. Les décisions sont prises par ce dernier après avis du directeur général de l’agence régionale de santé. « Les mesures générales et individuelles édictées par le représentant de l’Etat dans le département en application du présent article sont strictement nécessaires et proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Les mesures individuelles font l’objet d’une information sans délai du procureur de la République territorialement compétent ». [7] Lawrence O. Gostin et al., « Quarantine : Voluntary or Not ? », The Journal of Law, Medicine & Ethics, 24 juin 2016, https://journals.sagepub.com/doi/10.1111/J.1748X.2004.tb00196.x. ; Mark Rothstein, « Quarantine and Isolation. Lessons from SARS », Institute for bioethics, health policy, and law, novembre 2003 ; https://biotech.law.lsu.edu/blaw/cdc/SARS_REPORT.pdf
[9] Voir par exemple https://www.nytimes.com/2020/03/30/opinion/coronavirus-new-york-quarantine.html
[8] Jean-Marc Sauvé, « Le principe de proportionnalité, protecteur des libertés », Conseil d’État, 2017, https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/le-principe-de-proportionnalite-protecteurdes-libertes
En France, plusieurs voix se sont fait entendre récemment pour appeler à des dispositions similaires, avec au besoin réquisition des hôtels[10]. Mais il n’y a pas de repère clair quant à la position des autorités sur le sujet.

Dans le passé récent, il n’y a pas eu d’arbitrage apparent sur ce point : si les rapatriés de Chine en février ont bel et bien été placés en quarantaine dans des hôtels dans le midi, la décision prise 1er mars par l’ARS Ile-de-France et l’AP-HP de ne plus garder en isolement à l’hôpital les cas confirmés ne nécessitant pas de soins a été présentée comme une décision pragmatique d’organisation hospitalière, et non comme une décision stratégique de santé publique[11]. Y a-t-il eu une décision de ne pas proposer un lieu d’accueil spécifique aux cas identifiés dans l’Oise par exemple, et sur quels arguments ?

De même, on ne repère pas de position officielle sur le choix de ne pas offrir durant le confinement de solutions d’accueil particulier pour les malades ne nécessitant pas d’hospitalisation. Et le même constat de silence vaut pour les perspectives dans un futur proche : si le Conseil scientifique fait bien référence, au sein d’une liste de mesures envisageables pour la sortie du confinement, à des «  modalités d’isolement des cas et de leurs contacts adaptées au contexte personnel »[12], il reste qu’on ne repère pour l’instant pas de référence dans le discours public à un arbitrage en cours sur le bien-fondé de ce dispositif pour la période actuelle ou pour la sortie du confinement.
[10] F. Nouchi, « Coronavirus : l’urgence absolue de créer des structures de prise en charge des patients peu symptomatiques », Le Monde, 27 mars 2020 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/27/coronavirus-lurgence-absolue-de-creer-des-structures-de-prise-en-charge-des-patients-peusymptomatiques_6034695_3232.html; W.Dab, Le Monde, 12 avril 2020 ; https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/11/en-matiere-deprevention-nous-ne-sommes-pas-a-la-hauteur-de-l-epidemie_6036316_3244.html Selon Le Monde du 9/4/20, la Mairie de Paris a proposé de « faciliter la mobilisation de sites dédiés et d’hôtels » pour héberger les Parisiens touchés par le virus et qui « ne peuvent être confinés chez eux dans des conditions satisfaisantes pour protéger leur entourage d’une contamination ».

[11] C. Hecketsweiler, « Coronavirus : l’hospitalisation ne sera bientôt plus systématique », Le Monde, 3 mars 2020, https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/03/coronavirus-l-hospitalisation-ne-sera-bientot-plussystematique_6031639_3244.html: « L’hospitalisation ne sera bientôt plus un passage obligé pour les patients infectés par le coronavirus. Avec l’augmentation rapide du nombre de cas en France – 191, selon le dernier décompte du ministère de la santé –, les hôpitaux parisiens sont en train de changer leur angle d’attaque. Lors d’une réunion dimanche 1er mars, l’AP-HP et l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France ont élaboré de nouvelles recommandations pour la prise en charge des malades. Avec trois objectifs : limiter la mortalité induite par le Covid-19, limiter les conséquences pour les autres malades d’une éventuelle désorganisation du système de santé et protéger les soignants.(…) L’hospitalisation systématique « est une réponse à une peur panique », juge Eric Caumes. Or ce que je vois pour l’instant, ce sont surtout des rhumes, même s’il peut y avoir des cas graves ». [12] Conseil scientifique Covid 19, Avis du 2 avril 2020, https://solidaritessante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_2_avril_2020.pdf
Le raisonnement décisionnel sur une telle mesure implique plusieurs critères de jugement qui concernent d’abord l’efficacité de la mesure, mais aussi le caractère proportionné de son impact sur les libertés individuelles, et enfin le caractère équitable ou non des conséquences pour le corps social[13].

EFFICACITÉ

Une étude de l’université de Wuhan et de la Harvard School of Public Health a analysé les données de plus de 30 000 cas confirmés de Covid-19 à Wuhan, dans le but d’évaluer l’efficacité des mesures de santé publique prises dans cette ville pour contrôler l’épidémie[14]. L’évaluation compare quatre phases successives de la réponse à Wuhan. Les auteurs mettent en évidence l’apport propre, en termes d’efficacité, d’un changement dans la politique de quarantaine et d’isolement durant la dernière phase, à partir du 2 février : le passage, à cette date, d’une politique de maintien à domicile des cas et des contacts (« home quarantine ») faute de ressources soignantes disponibles, à une politique de «  quarantaine centralisée », avec des lieux dédiés pour regrouper, d’une part, les cas confirmés et, de l’autre, les cas probables. Autrement dit, les malades sans symptômes lourds étaient isolés dans des infirmeries, et leurs contacts suspectés d’être infectés étaient isolés dans des hôtels. Le papier conclut que le confinement de la population associé à l’hospitalisation des malades les plus sérieux n’était pas suffisant, et que c’est l’efficacité propre de la « quarantaine centralisée » introduite à partir du 2 février qui a permis de contrôler la diffusion de l’épidémie à Wuhan (taux de reproduction R0 passé de 3 autour du 26 janvier à < 1 le 6 février). Ces données chinoises sont confortées par les modélisations pour l’Ile-de-France que publie l’équipe Inserm de Vittoria Colizza le 12 avril[15].

Un autre argument avancé en termes d’efficacité concerne l’impact bénéfique sur le système de soins, avec la structuration de la prise en charge des cas bénins mais aussi potentiellement des convalescents (c’est le cas à Madrid) ; en outre, le bénéfice, pour les patients et le système de soins, d’une surveillance médicale des cas bénins au sein d’infirmeries dédiées ne semble pas devoir être exclu, puisqu’il peut au minimum permettre l’identification précoce des complications.
[13] Lawrence O. Gostin, Public Health Law. Power, Duty, Restraint, 2nd ed, University of California Press, 2008.

[14] Pan A, Liu L, Wang C, et al., Association of Public Health Interventions With the Epidemiology of the COVID-19 Outbreak in Wuhan, China [published online ahead of print, 2020 Apr 10]. JAMA. 2020;10.1001/jama.2020.6130. doi:10.1001/jama.2020.6130 ; voir aussi https://cdn1.sph.harvard.edu/wpcontent/uploads/sites/21/2020/03/COVID-19-03-16-2020-Lin.pdf. Xihong Lin, biostatisticienne à la Harvard School of Public Health, milite en faveur des mesures de quarantaine centralisée à travers de nombreuses ressources publiées sur son compte twitter @XihongLin [15] https://www.epicx-lab.com/covid-19.html
LIBERTÉS

 

Face à ces gains d’efficacité, le poids de la mesure pour les libertés reste une question ouverte, car le caractère volontaire ou non du séjour dans ces lieux spécifiques n’est pas tranché. Certains pays ont recours à des assignations obligatoires (c’était le cas notamment à Wuhan où ces centres sont désormais fermés), mais d’autres s’en remettent aux seuls patients volontaires pour quitter leur domicile. Le point est de savoir si une mesure volontaire rencontrerait une adhésion suffisante des personnes concernées pour être efficace sans recourir à la contrainte. Le mode de raisonnement décisionnel en santé publique se doit de ne justifier le recours à l’obligation que si elle présente des gains d’efficacité proportionnés à l’atteinte aux droits qu’elle représente  ; seules des données permettant de comparer directement l’efficacité respective de l’obligation et du volontariat en la matière nous aideraient à statuer, faute de quoi l’alternative la moins restrictive doit l’emporter.

On peut commencer par considérer qu’il existe de bonnes raisons de penser a priori que le volontariat présente des garanties suffisantes d’efficacité. On parle ici en effet de personnes conscientes de représenter un risque de contagion pour les membres de leur foyer  et forcées, si elles restent à domicile, d’adopter des comportements contraignants pour éviter tout contact (chambre, salle de bain, serviettes, vaisselle etc. séparées). On peut donc penser que nombreux seront les individus qui saisiront volontairement l’opportunité de s’isoler de leurs proches afin de les protéger[16].

EQUITÉ

En outre, ces comportements préventifs ne représentent pas la même contrainte pour tous ; les foyers exigus ou nombreux payent la plus lourde charge logistique et psychologique en la matière. C’est ici qu’intervient le dernier standard de jugement crucial en santé publique : l’équité avec laquelle la mesure envisagée pèse sur les individus. La situation actuelle du confinement, en faisant peser la charge de la mesure sur l’ensemble de la population, est reconnue comme profondément inéquitable[17].
[16] On peut se reporter au témoignage de Juliet Samuel dans The Telegraph du 27 mars : https://www.telegraph.co.uk/news/2020/03/27/staying-homeis-not-enough-tobeat-virus/ ; ou au témoignage de Carl Minzner, professeur de droit à New York, dans le New York Times du 30 mars : https://www.nytimes.com/2020/03/30/opinion/coronavirus-new-york-quarantine.html
[17] Voir William Dab, Le Monde, 12 avril 20 ; https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/11/en-matierede-prevention-nous-ne-sommes-pas-a-la-hauteur-de-l-epidemie_6036316_3244.html
Des voix s’élèvent dans le milieu médical pour pointer l’existence de foyers de transmission familiale comme un effet pervers du confinement dans des logements exigus pouvant expliquer en partie la surmortalité liée au Covid-19 en Seine-Saint-Denis[18].

S’il est juste qu’une mesure de prévention discrimine les individus en fonction de leur risque, en revanche, il est injuste que pour un même niveau de risque certains portent une plus lourde charge que d’autres. La prise en compte des conditions de vie plaide ici en faveur de lieux de quarantaine centralisée, où les moins favorisés puissent ne pas subir une double peine par les efforts qu’ils doivent déployer pour ne pas contaminer leurs proches.

Alors, pourquoi ce silence ?

L’application d’un raisonnement de santé publique pour décider de recourir à des lieux d’isolement et de quarantaine dédiés semble donc probante  : efficacité, poids sur les libertés limité par le volontariat, gains en termes d’équité d’une politique qui compense les difficultés des plus défavorisés.

Le bien-fondé de la mesure paraît valoir immédiatement, en complément du confinement actuel  : si, comme le soulignent le plaidoyer de Fineberg et les données de Wuhan, elle constitue un complément indispensable sans lequel le confinement n’est qu’imparfaitement efficace, il semble injustifiable de n’y pas recourir. La mesure du coût économique et social de ce confinement généralisé, dont les conséquences à long terme seront lourdes, pèse de façon décisive sur l’appréciation de la mesure.

La question est d’autant plus importante que cette politique de « quarantaine centralisée  » pourrait aussi être, aux côtés des tests et des applications de backtracking, un instrument crucial pour accompagner un déconfinement progressif, si l’on veut se donner toutes les chances de prévenir un éventuel rebond, le niveau d’immunisation de la population demeurant probablement assez bas.  L’importance de maîtriser les chaînes de transmission dans cette prochaine étape fait consensus[19], et la mesure prendrait ici tout son sens.
[18] Voir notamment les alertes du Pr Adnet, chef de service su Samu 93 : « La transmission du virus au sein d’une même famille est beaucoup plus facile quand on vit à 2, 3, 4 voire 5 dans une seule pièce » ; Le Monde du 4/4/20 : https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/04/coronavirus-la-seine-saint-denis-confrontee-aune-inquietante-surmortalite_6035555_3244.html ; voir aussi le reportage d’Adam Nossiter à Clichy-sousBois, « ‘Like a Prison’: Paris Suburbs Simmer Under Coronavirus Lockdown », New York Times, 10 avril 2020 : https://www.nytimes.com/2020/04/10/world/europe/coronavirus-paris-suburbs.html [19] Conseil scientifique, Avis du 2 avril 2020, p. 6 : https://solidaritessante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_2_avril_2020.pdf
L’arbitrage politique, cependant, doit faire entrer en ligne de compte d’autres ordres de considérations, dont on peut faire l’hypothèse qu’ils freinent à ce stade l’intérêt des autorités pour la mesure.

Considérations relatives à l’opportunité de recourir potentiellement à des décisions de réquisition de lieux privés – centres de congrès, hôtels… Considérations pratiques aussi sans doute pour une mesure dont l’organisation repose sur plusieurs paramètres : réquisition des lieux mais aussi disponibilité des ressources humaines pour les gérer. La capacité à adosser l’ensemble du dispositif à une stratégie de dépistage massif est évidemment souhaitable, conformément à la place décisive que le Conseil scientifique assigne à la montée en puissance des capacités diagnostiques courant avril[20] ; mais ce n’est au demeurant pas une condition qui apparaît comme nécessaire, au moins pour isoler dans un premier temps les malades peu symptomatiques.

Considérations politiques enfin, relatives aux représentations et préférences que l’on prête aux citoyens : le poids politique de la crainte d’apparaître comme les instigateurs de lazarets à consonance médiévale est une hypothèse tangible. Il est possible que l’acceptabilité sociale de telles mesures soit a priori considérée comme risquée. On peut aussi imaginer que la crainte que de telles structures alimentent la stigmatisation des malades ait pu être avancée. Mais ces arguments sont aisés à contrer. Le caractère volontaire de la résidence dans ces lieux allège facilement les consonances liberticides qu’on peut leur prêter. Et surtout, il n’est simplement pas raisonnable qu’une telle crainte entrave un arbitrage substantiel, motivé et public, s’agissant d’une mesure dont l’intérêt semble aussi probable. Le pari que les citoyens fassent preuve de maturité et d’intelligence pour comprendre les arguments en faveur d’une mesure qui permet de vaincre l’épidémie n’est après tout pas absurde.
[20] Conseil scientifique, Avis du 2 avril : « La phase actuelle de montée en puissance rapide des capacités diagnostiques dans la perspective de la période post-confinement fait qu’il est certain que les outils et moyens prévus à terme seront disponibles et fonctionnels bien avant l’échéance de la levée du confinement. Cela va permettre de commencer rapidement leur utilisation, tant pour les plateformes de RT-PCR à haute capacité, que pour les tests sérologiques unitaires rapides (tests rapides réalisables hors du laboratoire) ou les tests sérologiques classiques (tests réalisés sur automates de laboratoire). Durant le mois d’avril, l’installation des plateformes de RT-PCR vont permettre d’avoir une capacité diagnostique sécurisée de plus de 45 000 tests/jour, en complément des capacités hospitalières et privées existantes qui seront renforcées à hauteur de 15 000 tests/jour. A noter que de nouveaux tests moléculaires rapides et ultra-rapides (respectivement 45 et 15 minutes) sont en cours d’évaluation. Durant la même période, des tests sérologiques unitaires seront disponibles en grande quantité (3eme semaine d’avril), ainsi que des tests sérologiques automatisés de type ELISA (fin avril). L’évaluation de leurs performances analytiques est programmée pour la seconde quinzaine