(Vu sur la Toile)

 

L’Espagne envoie une « chienne » à l’Eurovision 2024
(Article de Fabien Randanne • Rédaction du journal 20 Minutes)

 

Journal 20 Minutes.- Hier, samedi 3 février, Nebulossa a remporté le Benidorm Fest, la sélection espagnole pour l’Eurovision, avec la chanson « Zorra ». Ce mot est, dans le langage courant espagnol, une insulte sexiste. Avec son texte surprenant, le duo entend combattre les préjugés.

Quand on ne parle pas espagnol, on ne se rend pas tout à fait compte que l’on assiste à une scène surréaliste. Cela se passe samedi soir, en finale du Benidorm Fest. La foule scande « zorra ! » en chœur pendant que le duo Nebulossa, composé de Mary Bas et Mark Dasousa, 55 et 47 ans, interprète la chanson du même titre sur l’imposante scène du Palau d’Esports.

Une heure et demie plus tard, les deux artistes triomphent des votes du public, remportent le concours retransmis en direct sur la chaîne RTVE et décrochent par la même occasion leur ticket pour représenter l’Espagne à l’Eurovision à Malmö (Suède) en mai.

A ce moment-là, même si on ne parle pas espagnol, on comprend que quelque chose de pas banal est en train de se passer. Beaucoup, dans l’assistance, sont incrédules. Ils étaient persuadés que la victoire était promise au boléro, Dos Extraños, de St. Pedro, un ancien finaliste du « The Voice » local, qui avait largement dominé la concurrence dans sa demi-finale, jeudi. Or, c’est bien un duo (et couple à la ville) quasi inconnu du grand public jusqu’à ces dernières semaines qui a gagné en faisant le consensus avec… Zorra, une chanson pop aux accents joyeusement eighties, tout sauf consensuelle.

Demandez à un bilingue la meilleure traduction de « zorra » en français et vous ferez fuser les noms d’oiseaux : « salope », « traînée », « garce »… Cela veut aussi dire « renarde ». « Chienne » pourrait être l’équivalent le plus proche dans la langue de Molière, histoire de rester dans le registre injurieux et animalier. Le propos de la chanson, en revanche, n’est en rien rabaissant ou méprisant. Au contraire.

 

« Elle renverse les insultes qui la ciblaient »

« Je vais sortir dans la rue pour crier aux quatre vents ce que je ressens », prévient, en fin de couplet, la chanteuse. Le refrain suit : « Si je sors seule, je suis une chienne. Si je m’amuse, je suis la plus chienne. Si je prolonge et qu’il fait jour, je suis encore plus qu’une chienne. Quand j’obtiens ce que je veux (chienne, chienne), ce n’est jamais parce que je le mérite (chienne, chienne). » Zorra, un manifeste féministe ?

C’est ce que pense Lucia, 20 ans, croisée à la sortie de la salle. « Je suis contente parce que c’était ma chanson préférée et qu’elle a gagné, raconte-t-elle. Le message compte beaucoup pour moi. »

Les paroles de la chanson partent du constat que les femmes sont encore souvent stigmatisées pour certaines attitudes alors qu’un homme sera laissé tranquille s’il agit de la même manière.

« Les femmes sont regardées d’un mauvais œil si elles sortent seules, font la fête, si elles rentrent tard, etc., déplore Araceli Manzanares, journaliste à Pronto. A travers le texte, Mary Bas parle des critiques qu’elle a reçues et reçoit. C’est de l’empouvoirement, elle renverse les insultes qui la ciblaient pour les revendiquer et les transformer en quelque chose de positif. »

En conférence de presse post-victoire, la chanteuse de Nebulossa enfonce le clou : « Ce soir, je me sens super-zorra ! », un terme qu’elle trouve tout autant gratifiant que « superhéroïne ». « Ici, les gens prononcent ce mot en toute liberté, se réjouit-elle. Le mot va commencer à être perçu autrement, nous lui avons donné une nouvelle signification. » Parmi ces gens, il y a de nombreux homos, venus en masse pour vivre le Benidorm Fest, qui s’est ouvert avec la première demi-finale mardi, et réveiller la station balnéaire généralement assoupie hors saison. Zorra et sa dimension exutoire ont conquis la communauté gay, prête à le ranger au côté d’autres standards célébrant les préjugés terrassés tels que Smalltown Boy de Bronski ou A quien le importa ? du groupe Fangoria. « Cette chanson est devenue pour moi un hymne qui lutte contre l’oppression et contre une mentalité machiste encore ancrée dans notre société, nous confie ainsi Jose Luis, qui a suivi la finale depuis la fosse bouillonnante. C’est un chant sur la liberté. »

 

Une chanson « nécessaire »

La chanson est appelée à être un tube dans toute l’Espagne. Un indicateur comme un autre : samedi, le morceau s’apprêtait à dépasser les 2 millions de streams sur Spotify. De tous les titres du festival, il était le plus écouté sur la plateforme, loin devant les 780 000 écoutes de Brillos Platino d’Almacor (qui s’est classé 5e au palmarès du Benidorm Fest).

Et maintenant, il reste l’Europe à conquérir, avec la finale de l’Eurovision en ligne de mire, le 11 mai. Mary Bas se dit heureuse de pouvoir y présenter cette chanson « nécessaire », rappelant que les hommes et les femmes « doivent être de conditions égales, et qu’il n’y ait plus d’écarts entre [elles et] eux dans quelque domaine que ce soit ». « J’espère que le public international comprendra le message », nous glisse Araceli Manzanares. Le règlement du concours interdisant « les jurons et autres mots inacceptables », Zorra sera-t-elle autorisée à participer sans modification ? « Il ne faut pas changer les paroles ! C’est toute l’essence et le propos de la chanson, sinon, ça n’a pas de sens », plaide auprès de nous la journaliste de Pronto. Et Mark Dasousa de Nebulossa de rappeler : « “Zorra”, ça veut dire “renarde”, non ? », manière de dire que l’argument est tout trouvé au cas où la question du changement de texte viendrait à se poser.

(Source journal 20 Minutes)