(Vu sur la Toile)

 

Pierre Soulages, le peintre explorateur du noir est mort
(Par Marion Cocquet РR̩daction hebdomadaire Le Point)

 

Magazine Le Point.- Pierre Soulages, mort ce mercredi 26 octobre à l’âge de 102 ans, ne ressemblait à rien de connu. Ni dans sa peinture, ni dans sa manière d’occuper le rôle d’artiste, ni dans sa puissance physique. 2014 l’avait prouvé une fois de plus, avec la très solennelle inauguration de « son » musée à Rodez : à 94 ans, toujours vêtu de noir et portant droit son mètre quatre-vingt-dix, il avait reçu les honneurs avec beaucoup d’amabilité et un soupçon d’indifférence. Non qu’il ait été insensible au succès et à la reconnaissance de ses pairs. Incapable, plutôt, de s’en soucier au point de modifier le cours de son travail et de sa vie.
Les principes de « l’outre-noir » sont-ils à chercher dans l’enfance de Soulages ? On en connaît les grands traits, dont le peintre parlait volontiers. Il naît à Rodez le 24 décembre 1919, rue Combarel, à deux pas de la cathédrale. Sa mère tient une boutique de chasse et de pêche, son père est forgeron et carrossier. Il meurt quand Pierre n’a que six ans : le garçon reste seul entre sa mère et sa sÅ“ur de quinze ans son aînée. Le décor de ses premières années est son premier émoi esthétique : la cathédrale de Rodez, les menhirs gravés perdus dans les déserts du Rouergue, les troncs et les branches nus des arbres en hiver. « J’ai sans doute été marqué dans l’Aveyron par les paysages élémentaires. Les choses brutales, simples. » « Mais, ajoutait-il, il y a aussi de riantes vallées, de belles frondaisons. Il n’y a pas grand-chose à comprendre », disait-il encore. Soulages faisait peu de phrases autour de ses peintures, et aucune théorie, préférant parler de ses outils, de la matière, de la lumière.

 

“Les activités des adultes me semblaient dérisoires”

 

Très tôt, il préfère son encrier aux palettes de couleurs. Un jour, alors qu’il est encore tout enfant, on le surprend en train de strier de noir une feuille blanche. On lui demande ce qu’il dessine, il répond « la neige », on rit. On a tort, évidemment, mais on fait bien, car l’anecdote reste délicieuse. « J’aimais plonger le pinceau dans l’encrier et faire des traces. Les activités des adultes me semblaient dérisoires, les gens me semblaient perdre leur vie, je pensais qu’avec la peinture je ne la perdrais pas. »

Sa mère rêve pour lui d’une carrière de médecin ; il annonce qu’il sera peintre. Après le bac, il monte à Paris passer les Beaux-Arts. Il est reçu, mais, abasourdi par l’académisme de l’école, il rentre dans son Aveyron. À 21 ans, tout juste démobilisé, il s’inscrit aux Beaux-Arts à Montpellier. Le premier jour s’assoit à côté de lui, « comme une espèce de petit chevreau, une fille qui n’avait presque pas de cheveux et portait des chaussures en bois. Elle sortait tout juste d’une typhoïde. » Colette Llaurens partage son goût pour l’art roman, pour les menhirs, pour l’art pariétal. Ils tombent amoureux, parcourent ensemble le musée Fabre, s’épousent. En voyage de noces, Pierre emmène Colette à Conques : ils prennent une petite chambre, devant les fenêtres de l’abbatiale que le jeune homme aime tant et dont, bien plus tard, il fera les vitraux.
C’est avec Colette qu’il s’installe ensuite à Courbevoie, puis à Paris, et se crée un premier atelier. En 1947, alors que prime le néofauvisme, il expose au salon des « surindépendants » ses premiers brous de noix. Les toiles sont remarquées par Francis Picabia, Hans Hartung, et l’année suivante, Soulages est convié à participer à la grande exposition « Französische Abstrakte Malerei », en Allemagne, où il est le plus jeune de ces « peintres abstraits français ». « Abstrait », il déteste le mot. « J’aurais préféré qu’on m’appelle peintre concret », disait-il. Pourquoi le travail de la lumière dans le noir eût-il dû passer par la figuration ? Mais enfin, « abstrait », admettons. Il devra bien s’y faire.

 

“Je n’ai pas de théorie de la peinture”

 

« Je n’ai pas de théorie de la peinture, c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche », disait-il. C’est de cette façon, très littéralement, que se produit la « découverte » de l’outre-noir, un jour de 1979. « Je travaillais depuis des heures, je ne savais plus où j’en étais, raconte Soulages à Paris Match, en 2014. J’étais malheureux, je pataugeais, je me noyais dans la peinture noire. Je suis allé dormir. Le lendemain matin, Colette m’a demandé si elle pouvait voir. Elle était stupéfaite. J’ai compris que je faisais une autre peinture, passionnante. »
L’outre-noir, ce continent nouveau fait de lumière infiniment réfléchie par le noir, il l’explore pendant les décennies qui suivent, inlassablement, si bien prêt à brûler les toiles qui ne lui plaisent pas qu’un coin de jardin est réservé à leur bûcher, dans l’atelier de Sète. « Ce sont des sortes d’aventures avortées », expliquait-il dans un entretien. « Quelque chose de morne, me laissant dans un état médiocre. » Il avait la même tranquillité pour parler de sa cote, de sa valeur sur le marché, des hommages : une affaire de mode et de capital symbolique, disait-il simplement. Le principe d’un musée portant son nom, Soulages l’avait d’ailleurs accepté à condition que 500 mètres carrés d’exposition soient réservés à d’autres artistes. Il continuait de peindre, dans la belle solitude de son atelier, Colette toujours auprès de lui. (Marion Cocquet, Le Point)