Terra Nova et la Fondation pour l’innovation politique ont été sollicités par Radio France pour participer au festival Médias en Seine le 12 octobre sur le thème “Ce que le service public doit à la démocratie ». Jean-Louis Missika pour Terra Nova et Dominique Reynié pour la Fondation pour l’innovation politique se sont livrés à l’exercice et en ont tiré chacun une contribution. Nous publions aujourd’hui celle de Jean-Louis Missika, Visiting Senior Fellow à la London School of Economics et responsable éditorial à Terra Nova

 

Avec des canaux démultipliés, un rythme accéléré et des modèles économiques bouleversés, l’accès à l’information est en pleine transformation. On attribue trop souvent à la seule technologie – internet et les réseaux sociaux – une mutation qui est en réalité plus large et concerne l’idée même d’espace public partagé. Mais pour le comprendre, il faut repartir de l’histoire des médias depuis l’invention de la presse grand public.

L’information a déjà connu plusieurs mutations importantes depuis le début du XIXe siècle, quand s’invente un produit destiné à un large public et financé grâce à un modèle économique nouveau, associant abonnement, vente à l’unité, petites annonces et publicité. Le journal à grand tirage opère un passage de la presse d’opinion à une presse d’information valorisant l’objectivité, servie par une profession en voie de constitution, le journalisme, caractérisée par une déontologie et des méthodes de travail spécifiques. Depuis, ce modèle a connu trois grandes mutations, dont la plus récente, en cours, est encore mal caractérisée.

La première mutation concerne le passage à l’information-institution. Au cours du XXe siècle, après l’expérience de l’usage de la radio par les propagandes totalitaires, les pays aspirant à un apaisement des conflits acceptent une forte tutelle publique sur l’information, au pluralisme limité mais à la neutralité affichée. Ainsi, le contrôle public et la modération du ton ne sont pas incompatibles avec la crédibilité des médias. Le développement des médias de masse, notamment la télévision, en rassemblant de fortes audiences, permet un consensus minimum sur l’établissement des faits à propos desquels le débat public est mené.

La deuxième métamorphose intervient par l’usure progressive du modèle précédent. Le prestige institutionnel s’érode et les médias mettent en avant l’actualité vue à travers des expériences individuelles, des récits personnels et une émotion accrocheuse. Information et divertissement effacent leurs frontières. Les journalistes, confrontés à une professionnalisation de la communication, cherchent à montrer l’envers du décor, exprimant déjà une défiance promise à un bel avenir.

La troisième métamorphose est en cours. L’irruption du numérique marque le début de cette nouvelle phase. Mais la technologie n’explique pas tout. Un nouvel écosystème informationnel se met en place, dans lequel l’information apparaît « désaffiliée », flottant sans référence dans un espace profondément transformé. C’est la capacité à partager une information, à se mettre d’accord sur des faits, à fonder des désaccords sur fond d’une connaissance commune qui apparaît dès lors remise en cause. Il ne s’agit pas seulement d’une mise en cause des modèles économiques ou de la profession de journaliste mais de la construction même d’un espace public d’accords et de désaccords, permettant d’argumenter des choix et de justifier des décisions.

Dans un tel contexte, le service public de l’information doit repenser son rôle dans une perspective démocratique. Au moment où des chaînes privées d’information font le choix de la fuite en avant dans la culture de la tension et du clash, le service public, en allant au-delà du « fact-checking » et de la validation de l’information, doit contribuer à la reconstruction d’un espace public partagé.