(Vu sur la Toile)
Kamel Daoud, un Goncourt très politique
Article de Elisabeth Philippe • Rédaction Le Noubel Obs./ Le Nouvel Observateur)
Le Nouvel Obs.- Enfin. On peut dire que Kamel Daoud aura attendu ce prix pendant dix ans. Finaliste donné favori en 2014 pour « Meursault, contre-enquête » (Actes Sud), l’écrivain avait dû se « consoler » avec le Goncourt du premier roman, en 2015. Cette année, il faisait de nouveau figure de lauréat idéal avec « Houris » (Gallimard), roman aussi lyrique que politique sur la « décennie noire » algérienne. Dans le dernier carré, Gaël Faye et son « Jacaranda » (Grasset) semblait le seul à pouvoir le concurrencer. Ce qui donnait la fâcheuse impression que les deux femmes également en lice, Sandrine Collette et Hélène Gaudy, toutes deux avec de très bons romans – « Madelaine avant l’aube » (JC Lattès) pour la première et « Archipels » (L’Olivier) pour la seconde − faisaient seulement de la figuration, histoire d’afficher un semblant de parité.
Le prix Goncourt 2024 attribué à Kamel Daoud pour « Houris »
Mais on ne se faisait guère d’illusions. Le match allait forcément se jouer entre Daoud et Faye. Et c’est ce qui s’est passé. Au premier, le Goncourt ; au second, le Renaudot. Notons d’abord que ce faisant, les deux grands prix littéraires viennent couronner des romans qui se vendent déjà très bien. En tête des ventes depuis sa sortie fin août, « Jacaranda » s’est écoulé à 161 000 exemplaires contre 77 000 pour « Houris », d’après « Livres Hebdo ». De quoi accréditer l’idée que les prix littéraires viennent seulement confirmer des succès commerciaux, participant de fait au phénomène de « best-sellerisation » du marché du livre, resserré autour d’une poignée de titres.
Et la dimension littéraire dans tout ça ? A-t-elle encore une quelconque importance dans le choix des jurés ? Ample et ambitieux, « Houris » se distingue par l’écriture incantatoire de Daoud. L’histoire est racontée par Aube, une jeune femme privée de voix à la suite d’une tentative d’égorgement pendant la guerre civile algérienne dans les années 1990. Aube s’adresse à l’enfant qu’elle porte. Elle ne sait pas si elle va la garder − elle est persuadée que c’est une petite fille. Elle lui raconte le malheur de naître femme en Algérie : « Car, ici, ce n’est pas un endroit pour toi, c’est un couloir d’épines que de vivre pour une femme dans ce pays. Je te tuerai par amour et te ferai disparaître en direction du paradis et de ses arbres gigantesques. »
Avec cette narratrice, Shéhérazade muette qui conte les mille et une nuits de massacres et d’horreurs dans des récits enchâssés, Kamel Daoud semble faire sienne la phrase de Marguerite Duras (lauréate du Goncourt il y a tout juste 40 ans pour « l’Amant ») : « Ecrire, c’est hurler sans bruit. » En cela, le Goncourt qui lui est remis aujourd’hui est sans conteste un prix littéraire. Mais c’est aussi, et peut-être surtout, un prix éminemment politique.
Kamel Daoud : « Je ne pouvais plus écrire ni respirer en Algérie »
Comme le rappelle Kamel Daoud dès l’exergue du roman, évoquer la « décennie noire » est jugé illégal en Algérie. Dire « les blessures de la tragédie nationale » est passible de trois à cinq ans de prison et d’une amende. Et de fait « Houris » est interdit dans le pays que Kamel Daoud a fini par quitter pour venir s’installer en France. Ironie tragique, l’un des personnages de « Houris » est un libraire qui a failli payer de son sang le fait de vendre des livres. Début octobre, on apprenait aussi que Gallimard, qui publie le roman de Daoud, était exclu du Salon du Livre d’Alger, qui doit se tenir du 6 au 16 novembre.
(Source : Le Nouvel Obs)