Shinzo Abe assassiné, le Japon sidéré
(Karyn Nishimura РJournal Lib̩ration)

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Libération.- Fils d’un ex-ministre des Affaires étrangères, petit-fils d’un ex-Premier ministre, Shinzo Abe était sans doute la figure politique la plus connue du Japon. Détenteur d’un record de longévité à la tête du pays, il avait été contraint de démissionner en 2020 en pleine crise COVID, pour des raisons de santé. Mais à 67 ans, il était resté bien présent dans les médias depuis, et avait pris la tête de la plus importante faction du Parti libéral démocrate (PLD), omnipotente formation de droite qui domine la vie politique nippone depuis plus de soixante ans.

C’est à ce titre que cet « animal politique » sillonnait les régions en campagne électorale, afin d’apporter son appui essentiel à des candidats locaux en manque de renommée. Ses prises de parole régulières ces derniers temps à propos de la Russie, du risque à Taïwan, de l’armement du Japon, du débat sur la dissuasion nucléaire, agaçaient même un peu l’actuel Premier ministre, Fumio Kishida, car Abe continuait d’agir en coulisses pour influencer le chef du gouvernement par la bande.

Ce vendredi à Nara, dans l’ouest du pays, Shinzo Abe était venu soutenir un candidat local du PLD. Debout sur une estrade en plein air, il s’exprimait depuis moins d’une minute lorsqu’il a été touché de deux balles tirées par un homme de 42 ans, aussitôt maîtrisé. Quelques heures plus tard, il a succombé à ses blessures, plongeant le pays dans la sidération.

 

« Abenomics »
Son premier mandat, d’une durée d’un an entre 2006 et 2007, s’était soldé par un échec, officiellement en raison de problèmes intestinaux, mais aussi d’une vague de démissions de ministres englués dans des scandales et d’une défaite de son parti aux élections sénatoriales. Après cinq ans en retrait, il était revenu pimpant et triomphal fin 2012, en quasi-messie au chevet d’un Japon en péril après les trois ans au pouvoir d’un parti de centre gauche et la triple catastrophe du 11 mars 2011 (séisme, tsunami, accident nucléaire de Fukushima).

Pendant toutes ces années et jusqu’à son départ en 2020, Abe s’est distingué d’abord par une politique économique baptisée « Abenomics », censée débarrasser le pays de la déflation, ce qui ne s’est pas concrétisé durant son mandat. Sous le gouvernement Abe, remanié maintes fois, le plein-emploi s’est installé, avec même des pénuries de personnel dans certains secteurs, mais par effet démographique surtout, selon ses détracteurs.

Alors qu’il s’était fortement impliqué dans la candidature de la capitale, il n’avait pas pris part directement aux dernières étapes de la préparation des Jeux olympiques de Tokyo, reportés d’un an à 2021 à cause de la pandémie. Bien que faisant toujours campagne sur des questions économiques et les moyens de sortir des crises, thèmes qui préoccupent le plus les Japonais, Shinzo Abe avait surtout à cœur, une fois en poste, de s’occuper de défense, de sécurité, des prérogatives de l’armée, quitte à interpréter à sa façon les articles constitutionnels, et à générer des manifestations de jeunes contre son envie de « Japon fort » militairement.

 

« Abe tout puissant »
Nationaliste, un brun populiste, autoritaire, charismatique, Shinzo Abe est mort tragiquement sans avoir accompli ce qu’il considérait comme sa mission ultime : réussir à amender la Constitution du Japon, rédigée en 1946 de la main de l’occupant américain, entrée en vigueur en 1947 et jamais retouchée d’une virgule depuis. Il en avait presque fait une affaire d’honneur familial, en souvenir de son grand-père Kishi.

D’aucuns estimaient que celui qui fut un temps surnommé « Abe tout puissant » était susceptible de revenir au pouvoir une fois de plus, compte tenu de son aura et de son envie d’arriver à ses fins. Shinzo Abe n’en était pas moins un politicien clivant, adulé ou détesté, extrêmement critiqué par l’opposition (rabougrie et divisée) qui n’a cessé de le poursuivre au Parlement sur les nombreuses affaires et scandales dans lesquels il était soupçonné d’être impliqué, ou pour ses mensonges avoués devant les élus. Mais il n’a pas ou peu été inquiété par la justice en dépit de soupçons répétés de favoritisme.

Il maniait avec allégresse l’arme de la dissolution avec la quasi-assurance de conserver une large majorité dans la nouvelle chambre basse après des élections législatives et de relégitimer ainsi sa place. Abe, c’est l’homme qui a renforcé le pouvoir du Kantei (bureau du Premier ministre) aux dépens des fonctionnaires des ministères.

Shinzo Abe a su également se faire apprécier à l’étranger, notamment par Donald Trump ou Vladimir Poutine. Il aimait les tournées hors du Japon et mettait un point d’honneur à y présenter la plus belle face du pays, en dépit d’une histoire mouvementée avec la Chine et la Corée du Sud. Shinzo Abe était marié à une bonne vivante, Akie, il n’avait pas d’enfant, mais laisse aussi en deuil sa mère et deux frères, dont l’un, Nobuo Kishi, est l’actuel ministre de la Défense.